Le prêtre et l'anarchiste

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Cette cellule était ordinaire. Étroite, froide et humide. Un filet de lumière blanche illuminait la pièce à travers une petite fenêtre.

Deux hommes s'y faisaient face. Le premier était l'homme enfermé dans cette cellule, dont les traits creusés par plusieurs jours de malnutrition et les cheveux noirs en bataille ne faisaient qu'accentuer son air sombre et sauvage. Le second était, au contraire, un homme d'église, aux cheveux blancs et au regard doux. Il prit la parole en premier :

« Je ne peux rien faire concernant votre sort dans ce monde. Cela a été défini lors de votre procès, et vous-même n'avez pas tenté d'éviter la peine capitale. Ce que je peux sauver, c'est votre âme. »

Le prêtre avait l'habitude qu'à ces mots, les criminels retrouvent une lueur d'espoir dans leur regard. Pourtant, les yeux du prisonnier restaient vides. Celui-ci se racla la gorge et s'exprima d'une voix fatiguée :

« - Votre offre ne m'intéresse pas. Navré que vous vous soyez déplacé pour rien, mon père.

- Je ne comprends pas. Vous savez déjà que vous êtes condamné, rien sur cette terre ne peut vous éviter l'exécution. Il ne vous reste que le pardon divin. Qu'avez-vous à perdre qui justifie les tourments éternels qui vous attendent ? Ne craignez-vous pas le jugement de Dieu ?

- Ni de Dieu ni d'aucun d'entre vous. Je ne baisserai pas la tête devant vos ombres, ni par admiration, ni par respect, ni par crainte. D'abord parce que vos contes pour enfants ne me font pas peur. Ensuite parce que même si je croyais en ce Père supérieur, je refuse son amour. Je ne veux pas être aimé d'un Dieu qui laisse des enfants mourir. Je ne peux aimer que mes semblables. Si je dois connaître une punition éternelle pour avoir aimé mes frères, je l'accepte pleinement, car je sais qu'une force plus grande encore guide mes pas. »

Le visage du prisonnier était grave et fier. Le prêtre ne pouvait avait du mal à lire en cet homme, qui semblait animé par une énergie qui le dépassait, comme si derrière lui se dissimulait une légion entière. Ses propos étaient blasphématoires, et il le savait. Le prêtre demanda alors :

« - Quelle peut donc être cette force plus grande que le Père de tout ?

- Elle est l'amour, le justice et la liberté.

- Il n'y a ni amour, ni justice, ni liberté loin de Dieu.

- Pourtant j'aime mes frères et je hais Dieu. »

Le prisonnier vit le prêtre encaisser cette phrase comme si on lui avait donné un coup. Mais après quelques secondes d'hésitation, le religieux reprit sa posture de confiance et déclara :

« - On ne tue pas par amour. Vous avez beau invoquer de grandes valeurs, je vois dans votre cœur la soif de sang qui vous anime. Il n'y a rien derrière ces mots qui puisse justifier qu'on tue un homme.

- Vous pensez que rien ne justifie le meurtre ?

- Je le pense, oui.

- Pourtant vous n'êtes venu que dans ma cellule. Vous n'avez pas interpellé Adolphe Thiers quand il a ordonné le massacre de tous les révolutionnaires communards. Vous n'êtes pas allé dans les appartements de Napoléon III lorsqu'il a envoyé des milliers d'hommes mourir face aux Prussiens. Vous n'êtes pas allé dans les bureaux des centaines de chefs d'industrie qui laissaient leurs ouvriers se tuer à la tâche dans leurs machines ou s'étouffer dans leurs mines. Combien de cimetières silencieux ont été bâtis sans que vous ne prononciez un mot ? Combien de meurtriers marchent au grand jour sous l'approbation de votre belle morale ?

- Je ne suis pas Dieu, monsieur, je ne suis qu'un de ses nombreux serviteurs. Contrairement à vous je suis humble, et je sais qu'un travail honnête et quotidien vaut mieux qu'une grande révolution. J'ai permis à des centaines de criminels d'être gracié aux yeux de Dieu, et j'en suis fier.

- Ce que je constate, c'est que vous vous contentez d'aller là où on vous envoie. Aux yeux de qui ces hommes étaient-ils criminels ? Ce que la Révolution nous a appris, c'est que ceux qui sont aujourd'hui des criminels peuvent être des héros le lendemain. Je vous l'affirme, les générations futures célèbreront les noms de Louise Michel, de Proudhon ou de Bakounine. »

L'homme d'église regardait le prisonnier anarchiste comme s'il voyait un homme déformé par la maladie. Tout en lui l'horrifiait, mais il ne pouvait pas détourner les yeux. Il reprit d'une voix douce :

« - Votre cas me fascine. Votre foi est inébranlable. Vous êtes un meurtrier, malgré ce que vous affirmez, vous n'avez sauvé personne. Vous avez tiré sur un homme, cet homme était un mari, un père, et à cause de vous son sang coule sur les pavés de la ville. Mais vous parlez comme s'il s'agissait d'un crime saint.

- Je me moque de la sainteté de mon acte, je laisse ces questions aux hommes d'église. Ce que je peux vous dire, c'est qu'en attendant l'arrivée de Léon Carnaux, assis sur ce banc, je savais que toute ma vie avait mené à cet instant, et tout était bien.

- Parce qu'il était patron d'une usine, cet homme méritait la mort ?

- Nous n'avons pas voulu nous en prendre à un homme, nous avons voulu nous en prendre à l'ordre bâti sur la mort qui dicte ce pays. Lui avait construit toute sa vie et sa fortune par cet ordre, il en était le plus grand défenseur, il avait laissé cet ordre le définir parce qu'il en tirait profit. Ils aiment clamer qu'ils prennent des risques pour leur entreprise, il en a affronté les conséquences. Ces usines, je les connais dans ma chair. J'en ai connu la poussière, le sang, la sueur. Vous m'accusez car vous ne voyez qu'un mort, là où j'ai vu la souffrance silencieuse de millions de mes frères et sœurs s'accumuler chaque jour, sans jamais inquiéter le moindre religieux. »

La passion montait dans la voix de l'anarchiste. Lui qui n'avait affiché que la fierté et la suffisance détendue commençait à laisser voir le feu qui l'animait. La fascination du prêtre laissait peu à peu place à de la peur, il voyait qu'il y avait dans ces yeux un brasier, et que ce brasier pouvaient dévorer la ville entière s'il le fallait. Il murmura :

« - Vous êtes un fanatique.

- Si vous le dites. Je crois en l'homme, comme vous croyez en Dieu j'imagine. Les nobles, les aristocrates ou les bourgeois regardent le peuple et y voient des animaux grégaires. Je vois des hommes et des femmes rustres et simples, mais aussi généreux et passionnés, fiers de manier le marteau, la bêche ou le métier à tisser. Vous me prenez pour un fou quand je parle d'amour, mais je suis sincère. Votre foi à vous est faible et mesquine, elle ne sert qu'à apporter une justification aux pires monstres.

- Ma foi est grande et dépasse largement toutes vos luttes ridicules. Vous prétendez vous battre au nom des hommes, mais vous vous êtes coupés de l'humanité. Si quelqu'un se bat pour l'amour ici c'est moi, j'agis au nom du Seigneur et de son amour pour toutes choses.

- Vous pouvez vous raconter cela tant que vous le voulez, mais la vérité est que vous ne vivez même pas vos principes. Je pense qu'on peut me reprocher beaucoup de choses, mais j'ai au moins le mérite d'aller au bout de ce que j'affirme, dans la vie ou dans la mort. Si je me suis coupé de l'humanité, c'est au nom de l'humanité. Puisqu'aucun de vous ne me laissera vivre pour eux, alors je mourrai pour eux, et dans la mort j'aurai honoré la beauté que vous leur refusez. Si cela signifie être condamné aux tourments éternels à leurs côtés, je l'accepte avec joie. »

Il n'y avait plus rien à dire. Le prêtre resta un moment silencieux, contemplant son échec. Puis il se leva lentement et, avec un signe de tête pour le condamné, sortit de la cellule, laissant l'anarchiste seul quelques moments avant son exécution.



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