Chapitre III

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Hormis pour les étudiants les moins extravertis de Nancy, le week-end offre généralement l'occasion à la jeune génération de maquiller leur indéfectible grimace en un sourire éphémère. Au fur et à mesure que leurs nez rougissent à cause de la boisson, leurs visages entravent leur morosité apparente pour l'émergence, momentanée, d'un air comique. Cet air s'accentue davantage encore au travers de ce drôle de nez de clown que portent les étudiants restés trop longtemps accoudés au comptoir. Chacun rit de bon cœur à ce que l'excès d'alcool procure sur les sens de son prochain. Personne en finalité ne s'intéresse, en détail, à ce que révèle un visage empli d'ivresse, au-delà de ses rougeurs naturelles. Les plis prononcés de la bouche, rongée par les contorsions des lèvres, elles-mêmes crevassées par le froid d'une vie pétrie entre études et remises en question n'inquiètent quiconque.

Seul le plus flagrant subsiste dans le regard de l'autre. Le fêtard, fatigué par les semaines de révisions qui se chevauchent, donne l'impression d'avoir pris de la bouteille. Afin de camoufler au mieux cet air las et épuisé, il n'a alors d'autre choix que d'enquiller les bouteilles en guise d'effet palliatif. La fêtarde, elle, maquille sa grise mine, jusqu'à contraindre un sourire indésiré de s'élargir sur sa face, comme le lézard façonne son identité en fonction de l'environnement qui l'accueille. Dans cet énorme bal masqué, la grimace et le nez rouge font des protagonistes de la nuit des clowns attristés de leur rôle. Ca ne les empêche cependant pas de faire des mille et des cent pour tenter de faire rire, quitte à se ridiculiser, au fur et à mesure que l'ébriété assoit sa domination.

Naya est consciente de cette entourloupe, elle qui a très vite gagné en lucidité à cause de sa projection rapide vers l'âge adulte. L'absence croissante de sa grand-mère et de sa mère dans le cours de son existence y est pour beaucoup. Rare bon point découlant de cette situation familiale déchirante : Naya ne se fait plus leurrer par les chimères que propagent les soirées étudiantes, illusions auxquelles pourtant la grande majorité des filles de son âge croient encore. Elle a pourtant passé l'essentiel de ses nuits à fanfaronner de soirée en soirée depuis fort longtemps déjà. En raison de ce train de vie, la Naya aujourd'hui âgée de 18 ans a d'ores et déjà connaissance de l'envers du décor, et c'est pour ceci qu'elle dénigre tant le monde de la nuit.

Dans ces lieux où l'alcool coule à flots toutefois, Naya s'est jadis construit autant une carrière qu'une identité. C'est difficilement contestable si on remonte les aiguilles de la pendule au temps où elle était adolescente. A quatorze ans déjà, elle goûtait aux joies addictives et aux excès mémorables que promettent les débits de boisson, bien que Naya ne fut pas encore majeure. A seize ans pas plus, elle servait, un week-end sur deux, des plateaux garnis essentiellement de bières dont elle connaissait, a priori, les saveurs qui les singularisent, les propriétés grâces auxquelles le consommateur se dit satisfait de son choix. Son chemin de croix, à qui l'on doit bien souvent le qualificatif d'adolescence, avait été en partie réalisé en contact de ces fameux bars où le pêché de la luxure s'avère toléré. Si bien que Naya logeait, à un moment donné de son adolescence, davantage à cinq cents mètres de chez elle qu'à un demi-kilomètre des bars longeant la célèbre place Stanislas, au cœur de la ville de Nancy.

Cruciale. C'est le terme employé à tout bout de champ par les spécialistes de la psychologie de l'adolescence pour étiqueter, d'un adjectif passe-partout, la période par laquelle passe obligatoirement un individu entre son enfance et sa majorité. Durant celle-ci, le lycée lui impose égoïstement de trouver sa destinée, qu'il devra ensuite se destiner à suivre. Quand bien même le belliqueux pèlerinage que l'individu mène en lui, au même moment, ne lui a pas encore permis de trouver qui il est. Pour cette raison, l'adolescente qu'était Naya s'est bâtie en entretenant des rapports étroits avec un monde déconstruit de toute stabilité, de toute fondation sûre, puisque les grands chantiers d'une existence ne se sont jamais accomplis dans l'obscur bleu de la nuit, là où seulement les soirées s'éternisent et l'illusion se perpétue. Elle a par conséquent grandi plus rapidement que la majorité des gens de sa génération, tout en manquant cependant de s'enraciner dans de solides bases pour avancer sereinement. Le fossé entre l'assurance factice, que l'atmosphère fêtarde de la nuit lui inspirait, et sa richesse intérieure en ballottement, ne se résorbera en partie qu'à sa majorité.

Les cris vainsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant