Chapitre 2

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- Please Mind the gap between the train and the station, annonçait le haut-parleur de la station Borough.

Je me fondais dans la foule qui descendait en désordre. Mon trench noir volait dans l'air froid des rues londoniennes. Je passai devant le Victoria College et traversai le Tabard Gardens. Mes cheveux étaient déjà rassemblés en un chignon, que j'espérais tiendrait toute la journée. Au bout d'une dizaine de minutes, j'atteignis la Tower Bridge Care Home. Il était déjà huit heures douze, April devait m'attendre en regardant par la fenêtre. Même si elle me disait que je venais la voir trop souvent, je savais qu'elle attendait impatiemment les trois jours de la semaine où je lui accordais une heure de mon temps.

- Sarah, m'appela la réceptionniste du jour.

- Oh, Lucy, comment vas-tu ?

- On fait aller, me répondit-elle. April ne parle que de ta prochaine visite depuis la dernière fois. Il était temps que tu reviennes, sinon, on n'aurait pas pu la garder une journée de plus.

- Les personnes âgées ne sont-elles pas censées poser moins de problèmes ? dis-je avec un sourire.

- Mensonge, s'exclama-t-elle théâtralement, avant de partir dans un petit rire qui me permit de m'éclipser discrètement.

Je toquai au numéro 26 et entrai dans la chambre avant même qu'on ne me réponde.

- Sarah chérie, qu'est-ce que tu fais ici ? Je t'avais pourtant dit de ne pas venir cette semaine. Tu as plein d'autres choses à penser, pour en plus venir voir ta grand-mère chaque semaine.

- Grand-mère, ça me fait plaisir de te voir, opposai-je, posant ma veste et mon écharpe sur le porte-manteau de la chambre.

- Et si moi ça m'embêtait ? répliqua-t-elle en gagnant le petit fauteuil de la chambre.

- Eh bien, je ne te croirais pas. Lucy m'a dit que tu trépignais d'impatience à l'idée de me voir.

- Oh ! Ces secrétaires ne savent pas garder leur langue. On leur confie des choses par-ci par-là, et elles s'empressent de les crier sur tous les toits. Vous, la jeunesse, vous adorez tout rendre dramatique.

Je levai les yeux au ciel, amusée. Ma grand-mère était le dernier rayon de soleil de mon existence. Mes visites hebdomadaires étaient importantes pour nous deux. Ça lui permettait de ne pas sombrer dans la solitude des maisons de retraite, et moi, de ne pas me laisser submerger par le désespoir.

- Tu as pris tes cachets ce matin ? demandai-je à ma grand-mère.

- En fais-tu ne viens me voir que pour te déresponsabiliser si je crève.

- Tu es infernale, grand-mère. Allez, avale-les, lui ordonnai-je en lui donnant un verre d'eau et cinq comprimés.

- Tu sais qu'ils me rendent malade, se plaignit-elle comme une enfant.

- Non, ce qui te rend malade, ce sont tes prises irrégulières de médicament. Si tu continues comme ça, je vais devoir trouver de l'argent pour qu'on te colle à la semelle une aide-soignante personnelle.

- Oh, Sarah, tu n'es pas drôle. Je n'ai qu'une seule retraite, laisse-moi en profiter un peu, et arrête de jouer les infirmières avec ta pauvre grand-mère.

- Je te permets de prolonger ta retraite, alors arrête de râler, et avale-moi ces cachets.

- Et voilà, je ne mourrai pas ce soir, déclara-t-elle après avoir avalé trois gorgées d'eau pour faire passer le goût des médicaments.

Cela faisait longtemps que j'avais arrêté d'essayer de comprendre toutes les singularités de ma grand-mère, dont sa révulsion pour ces quelques cachets, qui la maintenaient en vie.

- Bon, et le reste de ta semaine ? l'interrogeai-je pour changer de sujet.

- Hum, pas grand-chose. Joy a rompu une énième fois avec Bill.

- Pauvre Billy, ça doit déjà être la troisième fois depuis le début du mois.

- Que veux-tu, Joy a décrété qu'il avait un peu trop zieuté sur Lauren, au petit-déjeuner.

- Celle du troisième, qui ne se rappelle même pas de son nom ?

- Oui... Je crois que Joy devient sénile à voir le mal partout. Tout le monde sait que Bill n'a d'yeux que pour elle. Enfin, façon de parler, il ne voit déjà pas plus loin que le bout de son nez.

- C'est vrai, j'ai un peu de mal à m'imaginer Billy reluquer quelqu'un.

- Oh, et surtout, ils ont déplacé le jour des frites du mardi au jeudi midi ! s'exclama April.

- Qui a osé ? m'enquis-je, la voix offusquée, pour montrer un semblant d'intérêt à ce sujet dont seul le retraité avait le temps et l'énergie pour s'en plaindre.

- Je ne sais pas encore, mais je découvrirai qui est à l'origine de cette révolution, m'assura ma grand-mère.

April me faisait de la peine, la femme qui m'avait élevée à la mort de ma mère passait son temps à courir dans la ville à la recherche d'activités pour me remonter le moral. Aujourd'hui, elle était enfermée dans cette maison de retraite qu'elle haïssait. Mais je n'avais plus ni le temps, ni l'énergie pour m'occuper des besoins d'une personne d'un certain âge.

Si je n'étais pas à l'hôpital, à travailler comme une folle pour un salaire misérable, je comblais ma fin de mois en bossant dans les pires conditions au Night'Shot.

Et pourtant, j'avais du mal à payer mon loyer qui s'élevait à 620 £, en plus des 2000 £ que je versais pour la maison de retraite, et des 500 £ dont je me privais pour mon traitement.

Les problèmes s'accumulaient, et je n'arrivais pas à imaginer une fin heureuse. En envoyant ma grand-mère à la Tower Bridge Care Home, je lui avais assuré une qualité de vie stable que je ne pouvais plus nous offrir. Je croulais sous les dettes et les ennuis. Une situation intenable qui m'avait forcée à accepter les habitudes déplacées de Patrick, pour n'espérer rien de plus que quelques livres sterling en plus.

April parlait dans le vide, comme souvent, car je me perdais dans mes problèmes et dans mes erreurs. Je m'en voulais de ne pas être capable de lui rendre tout ce qu'elle m'avait donné, de ne pas pouvoir la sauver comme elle l'avait fait lorsque je me suis retrouvée orpheline à l'âge de 7 ans. Si j'arrivais encore à garder la tête hors de l'eau, je ne savais pas combien de temps il me restait avant que le destin n'inverse la tendance.

- Grand-mère, il va falloir que je m'en aille, si je ne veux pas rater le début de mon service, l'informai-je, ne pouvant plus rester une minute de plus ici, la culpabilité brûlant mon corps au souvenir de mes échecs.

- Bien sûr, Sarah chérie. Tu n'avais même pas à venir en premier lieu.

Comment pouvait-elle avoir encore autant d'affection et de tendresse à mon égard, alors que chaque jour, j'avais l'impression de la trahir ?

- Je reviendrai jeudi, d'accord ? demandai-je sans lui laisser réellement le choix.

- Hors de question. Tu as vingt-trois ans et tu passes plus de temps dans une maison de vieux que dans le monde des jeunes.

- Le monde des jeunes ? répétai-je, haussant un sourcil.

- Les boîtes de nuit, les bars, tout ça quoi.

- Tu sais que je n'aime pas ça, la coupai-je court.

Pour une fois, je ne mentais pas. J'avais arrêté de fréquenter les bars, car je passais déjà des heures derrière eux. Je ne lui avais rien dit au sujet des petits boulots que j'enchaînais, pour qu'on ne se retrouve pas à la rue. April savait que je ne croulais pas sous l'or, mais je refusais qu'elle découvre à quel point ma situation était précaire. Elle ne méritait pas de couler avec moi.

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Petit chapitre du week-end.

Dites-moi ce que vous en pensez...

Ps : je crois qu'April va devenir mon personnage préféré.

Love

Laisse moi vivreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant