Chapitre 6

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       Clara fixait l'affiche.

      Le monde qu'elle observait à travers la déchirure paraissait inquiétant mais aussi étrangement réconfortant. Un univers sombre, apaisé, où l'hypocrisie des conventions, les sourires forcés et l'enthousiasme exagéré n'avaient pas lieu d'être. Les monstres, là-bas, devaient être réels. Des prédateurs terrifiants, avec des griffes noires qui sentaient le sang, et des dents assez acérées pour broyer les carcasses. De vraies horreurs, autrement plus imposantes que les spécimens qui se dissimulaient dans son univers à elle, tant de vampires émotionnels qui avaient revêtu l'apparence de la normalité pour mieux s'en prendre aux plus dociles.

      A nouveau, cette sensation de présence.

      Il y avait quelque chose là-bas, c'était une certitude. Dans quelques instants, Clara pourrait l'apercevoir. Il suffisait de se montrer patiente, de ne pas flancher, et...

     « Clara ! »

     Un choc. Quelqu'un l'attrapait par le bras et la forçait à se retourner.

    « Est-ce que tu m'entends ? »

     Le charme était rompu, comme une vague de sommeil qui refluait. A contrecœur, Clara se détourna de la déchirure. Elle connaissait cette voix mais ne distinguait pas le visage.

     « Judith ? »

     Clara reconnaissait son apparence. Cet air un peu guindé que son amie prenait parfois et qui lui allait si bien. Ses vêtements aussi, avec cette nuance de mauve très spécifique. Mais ses traits avaient disparu, comme un dessin à la craie qu'on aurait tenté d'effacer maladroitement et dont les couleurs étaient désormais étalées sur le trottoir. Tout ce qu'on apercevait, c'était un mélange d'impressions. Une sensation plutôt qu'une observation.

     Judith était lumineuse. Sa tête semblait rayonner d'émotions positives et bienveillantes qui prenaient l'apparence de vagues dorées. Malgré l'absence de régularité, Clara se sentit apaisée par cette vision. Elle avait quelque chose de foutrement céleste.

     Un soleil. Un soleil magnifique.

     « Qu'est-ce qui se passe ? Tim a parlé d'hôpital et d'une fille qui s'appelait Kelly mais Joshua dit que tu as pris quelque chose. »

     Joshua ! C'était donc ça !

    Joshua, le ténébreux... Joshua, l'homme de la situation...

    Clara esquissa un sourire qui trahissait son amusement. Elle ne serait jamais retombée sur ce prénom et était prête à parier qu'elle l'aurait oublié d'ici là.

    « C'est ma faute, expliqua Sarah. J'ai confondu les verres et Clara a bu la dose que j'avais mélangée dans...

    — Mais c'est quoi ton putain de problème ?! hurla Judith qui venait de comprendre.

    — J'ai une voiture, intervint Joshua. Je peux vous conduire, si vous voulez.

    — Merci, fit Judith, mais j'ai la mienne.

    — Très bien, dit Joshua. Mais laissez-moi au moins vous accompagner. »

    Judith ne lui répondit pas. Elle posa la main sur la joue de Clara et murmura : « Courage, ma chérie. On va te sortir de là. » Elle passa ensuite sa main sur les épaules de Clara et l'invita à la suivre tandis que Sarah attendait.

    « Toi, reprit Judith d'un ton acerbe. Tu te démerdes pour prévenir Lucie et la ramener chez elle. Et tu as intérêt à ce qu'il ne lui arrive rien. »

    Clara observa la scène. Si le visage de Judith était parsemé de rayons lumineux, celui de Sarah n'était qu'un masque pathétique, une tâche verdâtre affublée d'un sourire crispé aux yeux débordant de larmes. Clara comprit qu'elle la voyait vraiment. Ou, du moins, qu'elle voyait ce qu'elle avait toujours refusé de voir : la détresse, profonde et entière, d'un être qui voulait tellement être aimé.

    Je ne peux plus rien pour elle. Pas à ce stade.

    C'était une évidence, Clara le réalisait seulement. Il fallait qu'elle s'y prenne autrement mais le temps lui manquait.

    Judith la ramena alors dans la foule. Les couleurs avaient viré au gris et les gens bougeaient de manière saccadée, comme s'ils obéissaient à un signal : un mouvement, temps-mort, un mouvement, temps-mort. Aucun d'entre eux n'avait de visage. On aurait dit une armée fantomatique qui accomplissait le même geste au même moment. Il n'y avait plus de musique mais un profond silence que le bruit des corps qui se déplacent perturbait à chaque seconde. Des formes sombres se déplaçaient parmi les cohortes. Et, juste au-dessus, en hauteur, une créature difforme régnait, avide du souffle que les formes sombres recueillaient pour elle.

    Elles quittèrent le club tandis que Clara s'imprégnait de ces images terrifiantes, des images qui la hanteraient jusqu'à son dernier souffle.

    Et alors que Judith la rayonnante l'installait dans la voiture et que Joshua – le sans visage ténébreux – prenait place à l'arrière, Clara vit la déchirure s'étendre peu à peu dans le ciel, comme un papier peint arraché par une main malveillante.

    Elle sut à cet instant qu'elle allait bientôt mourir.

Une histoire qui... déchire.Where stories live. Discover now