4A - Le Désert-D'En-Haut

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Poussant la porte de paille, Nobi entra chez le vieil Éphémère. Ce dernier lui faisait dos, allongé sur une couche de feuilles mortes à l'autre bout de la pièce unique. Tout son corps était secoué de spasmes et de frissons.

« Bonsoir, Krys. Je t'apporte trois baies et un raisin », annonça Nobi en refermant la porte derrière lui. Comme Krystofer ne réagissait pas, le jeune Éphémère s'approcha de lui.

« Je n'ai pas faim. Contrairement à toi, je suppose », dit soudain Krystofer d'une voix chevrotante, entre deux respirations sifflantes.

Nobi ne sut alors que répondre mais, vide et furieux, son estomac s'en chargea à sa place en se mettant à gargouiller bruyamment.

« J'ai raison, semble-t-il, reprit l'Ancien. Tu as fait beaucoup pour m'aider, dernièrement. Plus qu'un vieil aptère peut espérer d'un jeune Éphémère. Plus même qu'un père pourrait attendre d'un fils. Mais, aujourd'hui, je n'accepterai pas ta nourriture. »

« Pourquoi ? » demanda Nobi d'un ton soucieux.

Alors Krystofer se retourna lentement et péniblement vers lui. Ses yeux malades, vitreux, avaient perdu leur couleur noire pour se voiler de gris. Partout sur le visage ancien se voyaient comme des cicatrices les marques d'une fatigue extrême. Nobi n'aurait pas cru que l'état de Krystofer empirerait avec tant de brutalité. La veille, bien que très affaibli, le vieillard avait été encore capable de se rendre au Parasol.

Les deux Éphémères se regardèrent un instant avec affection. Il y avait aussi beaucoup de compassion dans leurs yeux.

« C'est évident, non ? Je suis mourant, Nobi. »

« C'est faux, Krys. Tu iras mieux », dit le jeune Insecte en tendant une baie à son ami. Krystofer déclina la baie d'un signe de la main, une main aussi tremblante que les traits de son visage étaient fermes.

« Pourrais-tu me réciter ces paroles que nous apprenons aux nymphes ? demanda alors le vieil aptère. Celles à propos de l'Ordre des Choses et des Anciens. »

Machinalement, Nobi se tint droit et articula :

« Les Éphémères ne peuvent exister qu'en harmonie avec l'Ordre des Choses. Seuls les Anciens comprennent l'Ordre des Choses. Un Éphémère doit donc servir les Anciens, car sans eux il n'est rien. C'est comme ça. »

« Et qu'en penses-tu, Nobi ? »

Ce qu'il en pensait ? Le jeune Éphémère dressa les antennes, curieux. C'était la première fois qu'on lui posait une telle question.

« Il est important de prendre soin des Anciens », dit-il presque aussi mécaniquement qu'il avait récité la maxime.

« Seulement des Anciens ? Ou est-ce que ça concerne tous les Éphémères ? Par exemple, serais-tu là, avec moi, si je ne possédais pas ce titre ? »

Il faut se soutenir les uns les autres. Ça vaut pour tous les Éphémères, aurait voulu répondre Nobi. Mais, en réalité, il faisait une distinction. Les Anciens étaient prioritaires, c'était comme ça. Il ne dit rien.

« D'ailleurs, ça fait... combien ? Trois années, maintenant ? Que tu t'occupes de nous. Cela te déplaît-il ? » s'enquit Krystofer.

« Non, grâce à toi. J'aime te parler. »

Le jeune Éphémère était sincère.

« Cependant, tu aurais préféré t'envoler à la recherche de nourriture, comme tous ceux de ton âge. N'est-ce pas ? »

« Oui, peut-être », fut forcé d'admettre Nobi. Il se demandait où le vieillard voulait en venir avec toutes ces questions.

« Et à quoi bon ? Chaque nuit, nos zélés ailés partent. Chaque nuit, les récoltes sont un peu plus maigres, et Belle-Teigneuse ne cesse de grandir. Depuis trop longtemps, les Anciens regardent notre Village dépérir, sans jamais agir. Ah ! J'évoque les Anciens, comme si je n'en étais pas un. Comme si je ne partageais pas les mêmes défauts. Et puis, les plus jeunes d'entre nous ne sont-ils pas, au fond, identiques aux doyens ? » Krystofer fut alors interrompu par une soudaine quinte de toux et Nobi s'empressa de l'aider à s'asseoir sur son vieux lit de feuilles sèches. Puis, une fois la toux passée, le malheureux grabataire ajouta d'une voix étranglée : « Remarque, toi... Tu as été contraint d'envisager la vie différemment, à cause de ton aile. »

Il y eut un silence de plomb. Puis le vieillard reprit :

« On se figure que le Village a toujours existé et qu'il existera toujours. Le temps file pendant que chacun joue inlassablement le rôle qui lui est attribué, sans que jamais rien ne change. Et, soudainement, avant qu'on le réalise, la vieillesse nous arrache les ailes. Que faisons-nous alors ? Nous continuons de jouer notre rôle, espérant devenir Ancien avant la fin... Mange », finit par ordonner sèchement Krystofer.

Nobi faillit céder autant à la faim qu'à l'injonction, mais son dévouement l'emporta :

« Krys, mange avec moi, s'il te plaît. »

« Ce serait du gaspillage. Je te l'ai dit : je vais mourir. Et notre peuple finira lui aussi par s'éteindre, si tu ne m'écoutes pas attentivement. Alors mange. Reprends assez de forces pour te concentrer et entends les dernières volontés d'un vieil Insecte. »




Nobi : Le Désert des Insectes [INÉDIT]Where stories live. Discover now