Subtil

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Elle se pencha pour regarder dans la pièce suivante par la porte ouverte. Il était toujours là, à travailler à son bureau, rédigeant et triant des documents sans avoir bougé depuis des heures. Elle vérifia que Changsheng n’était pas là avant de se décider à y aller. Non pas qu’elle ne l’appréciât pas, mais ce serpent avait la langue un peu trop bien pendue et elle voulait qu’ils soient tranquilles. Elle prit le petit plateau en laque violet sombre devant elle et entra. En quelques pas elle traversa la grande pièce claire, il ne parut pas la remarquer avant qu’elle ne pose ce qu’elle avait apporté sur un espace libre sur la table. Relevant la tête, il lui sourit et la salua :
« Tiens, Yun Shu, tu as mis tes recherches en pause ?
- Pour quelques instants, oui, je voulais t’apporter ça. Tu devrais t’accorder du repos, toi aussi. »
Il considéra le plateau où se trouvaient une théière fumante, deux tasses, et une assiette de gâteaux nappés au chocolat, et eut l’air confus.
« Merci, cela fait plusieurs fois que tu me prépares ce genre de choses, je ne voudrais pas t’arrêter dans tes activités.
- Ne t’en fais pas, et puis j’en profite aussi. »
Ce disant, elle remplit les deux tasses et le laissa en choisir une avant de prendre la sienne. Elle s’appuya sur le bord du bureau et jeta un coup d’œil à toutes les feuilles qui y étaient rassemblées.
« Tu travailles beaucoup en ce moment, Baizhu.
- J’essaye d’avancer le plus possible, j’ai trouvé de nouveaux éléments.
- Il faut quand même faire attention à ta santé. Que vas-tu faire si tu t’effondres encore ? fit-elle mine de l’accuser.
- Je me reposerai, le temps de me rétablir.
- Et tes malades qui ont besoin d’un médecin, qu’est-ce que tu en fais ? »
Par jeu, il prit un air ennuyé.
« C’est là le point plus difficile, même s’ils ont l’habitude.
- Tu fais un très mauvais docteur. »
Il rit alors qu’elle soupirait d’un air désillusionné. Il était toujours comme ça, lorsqu’il s’agissait de son objectif, il se laissait entraîner par ses découvertes aux dépends de son état. Et quand elle lui rappelait la nécessité de prendre soin de soi, il prenait un malin plaisir à éluder ses recommandations. Il ne le faisait pas par indifférence, elle savait que ses avis comptaient pour lui, mais elle aurait aimé qu’il fasse preuve d’un peu plus de bon sens. Depuis qu’elle l’avait rencontré, elle s’était toujours étonnée que par moments ce soit lui qui ait le moins les pieds sur terre, alors que c’était elle qui avait le caractère le plus volontaire. Il faut croire que les deux amis étaient aussi entêtés l’un que l’autre.
Elle reprit avec un mélange d’amusement et de sérieux :
« C’est déjà un miracle que tu aies réussi à revenir à la pharmacie. Ne réduis pas à néant les trois jours que tu as passés à attendre.
- Je fais attention, ne t’en fais pas, Yun. »
Il leva sa tasse à son intention avant de boire un peu. Comme elle s’y attendait, il remarqua :
« Tu as mis de la cannelle ? Je ne m’y attendais pas.
- Oui, c’est une recette de thé à la pomme qui vient de Mondstadt. J’aime bien en faire en hiver, en général, c’est agréable. Et puis ça ouvre l’appétit.
- On dirait une maman qui s’occupe de ses enfants, s’amusa-t-il, je te remercie d’être aussi attentionnée envers moi. Il me semble que ces histoires de bienfaits son liées à tes récentes découvertes, d’ailleurs, tu n’en profiterais pas pour tester tes huiles essentielles sur moi ?
- Non, je ne ferais jamais ça ! Je sais à quel point ta santé est fragile, une telle idée ne me passerait pas par la tête. »
Elle avait protesté un peu plus fort qu’elle ne l’aurait voulu, pourtant elle savait qu’il plaisantait. Il ne remarqua pas son embarras et continua :
« D’ailleurs, tes recherches avancent ?
- Oui, j’ai trouvé de nouvelles vertus pour les plantes que j’étudie. La cannelle, bien évidemment, mais récemment j’ai aussi pu établir que le ravintsara était très efficace pour renforcer l’immunité, ce qui est pratique car il est utilisable par tous.
- Ça ne m’étonne pas, commenta-t-il, pour moi il fait partie des végétaux qui sont utiles pour tout.
- Comme le saro, d’ailleurs, il a des propriétés similaires. Et sinon je continue mes expérimentations sur les furanocoumarines, c’est vraiment intéressant. Ne prends jamais de médicaments avec des agrumes, c’est un conseil.
- Je le savais déjà, mais je serais curieux de voir le résultat de tes investigations.
- Je ne manquerai pas de te les apporter. Et toi, tu progresses ? »
Il hocha simplement la tête avec un sourire. Elle saisit la feuille sur laquelle il écrivait et la tint devant elle pour la parcourir. Évidemment, il l’avait rédigée dans une autre langue, qu’elle ne pouvait pas déchiffrer. Elle lui jeta un regard désabusé avant d’observer :
« Tu ne m’en confies jamais le contenu, un de ces jours je pourrais m’en offenser.
- Mais tu ne le feras pas car tu sais bien que je ne les révèle à personne. Et que notre amitié est quand même plus solide que ça. »
Elle acquiesça, et dut reconnaître qu’il n’avait pas tort. Elle ressentit tout de même un petit pincement au cœur, qui l’intrigua, et elle se demanda si c’était parce qu’aujourd’hui elle avait un objectif particulier. En s’en rappelant, elle se troubla et s’efforça de le cacher pour garder un air normal.
« En parlant de liste secrète, poursuivit-il, j’ai vu que tu t’étais réapprovisionnée. Du nitrate de potassium, du soufre, du silicium… Tu essayes de synthétiser un corps humain ?
- Non ! C’est juste que je devais refaire mes réserves car je commençais à en manquer. Tu auras besoin que je me charge d’aller au marché pour toi aussi, d’ailleurs ?
- La prochaine fois, si tu veux bien, ce n’est pas de refus. Par curiosité, c’était pour quoi le bois de pin ?
- Je suis bientôt à court d’encre, je vais en fabriquer de nouveau.
- Et le feldspath et le carbonate de calcium ?
- Je compte préparer de la peinture blanche pour finir un de mes projets artistiques. Mais tu as espionné ma liste de courses, Baizhu ?
- Non, c’est juste que ces trois derniers étaient inhabituels.
- Tu deviens bien curieux, dès qu’il s’agit de composants. À moins que tu ne cherches encore à esquiver mes questions ? »
Ce fut à son tour de détourner le regard alors qu’elle lui jetait un coup d’œil entendu. Elle termina sa tasse et la reposa, puis rassembla son assurance. Elle avait réussi à commencer une conversation normale, mais c’était à elle de l’orienter pour parvenir à son but. Pour le moment elle ne savait pas vraiment comment faire, mais elle espérait qu’avec ses efforts elle pourrait au moins amener le sujet qui l’intéressait. Ce n’était pas simple, son caractère plutôt direct la poussait à faire face aux situations sans détours, mais ici c’était différent, et elle n’avait jamais expérimenté ce genre de sentiments. Y repenser lui procura de la douceur, puis elle s’aperçut que ses joues aussi commençaient à se réchauffer et s’empressa de les repousser. Elle inspira discrètement, pria pour qu’il ne se soit rendu compte de rien et prit à nouveau la parole l’air de rien :
« Tu es assez insaisissable, en fait. Il y a des parties entières de ta personnalité que tu m’as révélées sans hésitations, mais pour certaines je suis confrontée à un mur opaque.
- Tu trouves ? »
Il avait répondu avec un air naturel, mais elle ne parvint pas à interpréter ce qu’il pensait. Un peu déconcertée, elle continua :
« Oui, par moments j’en viens à me demander si tu me fais confiance, même si je sais que c’est le cas.
- Tout le monde a ses mystères. répondit-il.
- Oui, mais tu en as plus que d’autres.
- Ce n’est pas intentionnel.
- Je m’en doute bien.
- Et ce n’est pas contre toi. Tu essayes de me dire quelque chose, Yun Shu ?
- Pas particulièrement. » réagit-elle un peu vite.
Elle se maudit intérieurement, elle venait de laisser passer une occasion. Sans se décourager elle reprit :
« C’est juste que j’aimerais bien t’aider. Je devine bien que quelque chose t’occupe l’esprit, mais je n’ai aucun moyen de savoir de quoi il s’agit, et je ne sais pas ce que je peux faire.
- Je suis touché de ta sollicitude, et je comprends ton sentiment, mais je préfère garder cela pour moi. »
Elle le fixa, incertaine quant à sa propre réaction, tandis qu’il la considérait avec douceur. En quelques instants l’atmosphère s’était teintée de tristesse. Elle fini par baisser les yeux et soupira :
« Toi alors… »
Elle releva le visage et attaqua, sur un ton faussement revendicateur :
« Tu as toujours eu un don pour mettre de la distance entre toi et les gens, on pourrait presque croire que tu le fais exprès.
- Et si c’était le cas ? » plaisanta-t-il en retour.
Elle esquissa un sourire, le lien entre eux s’était à nouveau allégé.
« Eh bien c’est une très mauvaise habitude, très cher.
- Que je n’ai aucune envie de changer, à plus forte raison quant cette remarque m’est faite par une inquisitrice audacieuse telle que toi.
- Rien que ça ! Venant d’un herboriste énigmatique, je suis flattée.
- On en est revenus aux surnoms. rit-il.
- C’est une habitude essentielle, il faut en inventer d’autres de temps en temps.
- Tu as tout à fait raison, et j’espère que nous continuerons longtemps.
- Moi aussi. »
Elle se sentit rougir, s’imaginant ce qu’il avait pu penser en déclarant cela. Ce signe l’encouragea et elle ajouta :
« Étant donné que nous travaillons au même endroit, ça me semble bien parti pour.
- C’est vrai, nous allons devoir nous supporter encore un moment. Mais qui a dit que c’était une mauvaise chose ?
- Moi, ça ne me déplaît pas. »
Faisait-il de pareils sous-entendus sans s’en rendre compte ? En tout cas tous deux étaient dans le même jeu, et elle voulait prendre cela comme un bon auspice. Même si cela ne différait en rien de leur amitié, il paraissait si en accord avec elle qu’elle se sentait hésiter. La situation était décidément trop déroutante, elle priait pour que le cours de la discussion lui apporte le succès.
« À ce propos… commença-t-elle.
- Qu’y a-t-il ? »
Il la regardait sans paraître se douter de ce qu’elle essayait de lui demander, elle sentit sa détermination vaciller et n’osa pas continuer. Au lieu de ça elle déclara d’un air faussement dégagé :
« Rien, j’allais faire une remarque évidente. Je voulais dire qu’avec nos caractères, c’est étonnant qu’on se soit si bien entendus.
- Ce sont les mystères des relations humaines, philosopha-t-il, mais je suis plutôt content d’avoir fait ta connaissance. Pas toi ? »
Elle hocha la tête et sourit. Il termina lui aussi sa boisson et posa sa tasse, puis prit un des gâteaux qu’elle avait préparés. À nouveau, elle se troubla en se rappelant un détail. Elle attendit, et ne put éviter le regard amusé qu’il leva vers elle.
« Lait, margarine, sucre, miel, eau-de-vie, huile parfumée de noisette, et cacao. récita-t-il. Tu as quelque chose à me demander, Yun Shu ? »
Elle s’empourpra instantanément et garda le silence. Avec efforts, elle chercha comment formuler une réponse et dit d’une petite voix :
« Oui. Baizhu, tu voudrais bien que nous soyons ensemble ?
- C’est une proposition intéressante. Et je vais l’accepter. »
Elle le fixa un instant, incapable de réaliser. Son cœur bondit quand il comprit et elle crut qu’elle allait défaillir. S’en apercevant, il continua à la taquiner :
« Reste avec moi, ce serait dommage de t’effondrer maintenant. Même si je pense que ton aphrodisiaque pourrait tout à fait te rendre tes esprits.
- Baizhu, tu te moques de moi ! Et puis je sais très bien que de nos jours ça ne fonctionne plus sur les gens.
- Allez, c’était une bonne idée. J’admire ton audace, à ta place je n’aurais pas osé.
- Je n’arrive toujours pas à y croire.
- Félicitations, très chère. »

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