Chapitre 3

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Lionel fixait l'horloge au fond de la pièce. Elle affichait cinq heures pile. Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Rien n'avait changé dans cette salle. Ni le sol ravagé par le temps. Ni les murs recouverts de moisissures verdâtres. Sans parler de la luminosité aussi basse qu'oppressante.

Chaque fois qu'il venait ici, Lionel ressentait un pincement au cœur. Il étouffait. Instinctivement, il posa une main sur sa poitrine.

Au centre de la pièce trônait la table d'interrogatoire, vide. Juste au-dessus, une ampoule pendue au plafond oscillait comme un pendule. Sans trop savoir pourquoi, Lionel se rapprocha de la table. Il avait oublié la raison de sa présence ici.

Soudain, la lumière grésilla et s'éteignit. Lionel déglutit. Dans la pénombre régnait un silence que seul le tic-tac de la trotteuse avait l'audace de briser. Malgré l'absence de fenêtres, un courant d'air glacé caressa sa nuque et lui arracha un frisson. Il avait la sensation que quelqu'un l'observait.

L'ampoule se ralluma aussi subitement qu'elle s'était éteinte. Sur la table gisait à présent le corps d'Esteban. Lionel sentit son cœur rater un battement. Il tomba à la renverse et rampa à reculons jusqu'à sentir la porte contre son dos. Un filet de sueur ruissela le long de sa tempe.

En même temps qu'il se relevait, il tâtonna le bois à la recherche d'une poignée, le tout sans perdre de vue la dépouille une seule seconde.

Esteban tourna la tête vers Lionel avant d'ouvrir les yeux. Lionel pouvait voir la cervelle du garçon à travers le trou béant de son front. Du sang dégoulinait de la plaie et perlait au bout de son menton. Une odeur de putréfaction emplissait lentement la pièce.

Sans cesser de parcourir la porte de sa main gauche, Lionel recouvra son nez de sa manche droite pour ne pas vomir.

— Comment as-tu pu me faire ça ? demanda le jeune.

— Ce n'était pas moi, c'était ma couverture. Je n'avais pas le choix, se justifia vainement Lionel.

En même temps qu'il parlait, il lança un rapide coup d'œil vers le mur, à la recherche de son salut. Il constata avec effroi l'absence de poignée sur la porte. Cette maudite salle le retenait prisonnier. Pris de panique, il suffoqua. D'épaisses volutes de buée s'échappaient de ses lèvres à chacune de ses respirations.

L'ampoule s'éteignit une nouvelle fois et Lionel plaqua son dos contre le mur. Il redoutait la prochaine apparition.

— Monstre... susurra une voix féminine dans la pénombre.

— La ferme ! hurla Lionel en même temps qu'il bouchait ses oreilles avec ses mains.

L'ampoule crépita derechef et se ralluma. Esteban était toujours là, mais il n'était plus seul. À sa droite reposait Sofia, allongée sur une deuxième table. Contrairement à celui d'Esteban, son corps à elle était en piteux état.

Sa peau était entièrement recouverte d'hématomes, de brûlures et autres scarifications. Le creux au milieu de sa poitrine laissait entrevoir son cœur inanimé. Sofia gardait les yeux rivés sur Lionel.

— Tu avais des principes, des valeurs, énonça-t-elle à son tour.

— Maintenant, tu n'es plus rien, surenchérit Esteban.

— Rien qu'un monstre, finirent-ils de concert.

Peu importe la force avec laquelle il comprimait ses tympans, Lionel entendait parfaitement leurs voix.

— Je ne voulais pas, articula-t-il, au bord des larmes.

Sa respiration devenait de plus en plus erratique. S'il ne parvenait pas à se ressaisir, il tournerait l'œil.

Tout à coup, la paroi se déroba dans son dos et il bascula en arrière, comme avalé par la porte. Un craquement lugubre raisonna lorsque son coccyx heurta le sol de la nouvelle salle.

Le souffle court, il se releva douloureusement et posa une main contre le mur. La porte avait disparu. Lionel remarqua que ni le sol ni les murs n'avaient changé. Son esprit avait basculé, mais pas le monde qui l'entourait.

Il se retourna. Esteban et Sofia avaient disparu pour laisser place à une foule de cadavres apathique. Ils étaient trop nombreux pour être comptés et erraient sans but à travers la pièce, comme des zombies.

Dos au mur, Lionel comprit qu'il n'y aurait pas de pardon, pas de sortie, pas de salut. Il n'y avait que lui et le poids de sa culpabilité. Sa respiration s'emballa et lui donna le tournis.

Dans une parfaite synchronicité, les visages des défunts convergèrent vers lui. Un étrange voile flou défigurait leurs traits et les rendait méconnaissables.

— Comment as-tu pu en arriver là ? demandèrent-ils en chœur.

Son hyperventilation eut finalement raison de lui. Il perdit connaissance et s'effondra sur les carreaux fissurés de la salle.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, Lionel se tenait debout au beau milieu d'une ruelle. Il faisait nuit et la douce lueur des lampadaires se reflétait dans les dalles pavées des trottoirs. Même dans l'obscurité, les feuilles de bougainvillier rose fuchsia contrastaient avec le crépi jaune pâle des bâtiments.

L'endroit lui semblait familier, rassurant même. Lionel leva la tête vers les étoiles et ferma les yeux pour mieux savourer la quiétude de cet instant.

Il se délecta de l'air vivifiant de la nuit sur son visage. Il huma le parfum si familier de la ville. Il écouta le silence apaisant de la nuit. Finalement, il prit une grande inspiration et évacua dans un souffle toutes les tensions qu'il avait accumulées.

Il rouvrit les yeux et avança à travers la rue déserte. Au détour d'un croisement, il remarqua une jeune femme de dos. Elle se tenait debout, face à un mur, et elle appuyait ses mains contre son ventre. Était-elle malade ? De légers soubresauts agitaient ses épaules. Elle pleurait.

Lionel se rapprocha d'elle et l'entendit sangloter. Il posa une main réconfortante sur son épaule.

— Vous allez bien ?

Tout à coup, de sa main commença à suinter un liquide rouge et épais. Rapidement, le fluide sanglant imbiba le t-shirt de l'inconnue.

Surpris, Lionel bondit en arrière. Il tenta de s'essuyer sur son pantalon, mais le sang réapparaissait plus vite qu'il ne parvenait à le retirer. Les relents métalliques lui agressaient les narines. Encore cette odeur. Il n'en pouvait plus de la sentir partout, tout le temps.

La femme se tourna vers lui. Un voile brumeux recouvrait son visage et la rendait méconnaissable. Elle avait l'abdomen ouvert et tentait laborieusement de retenir ses entrailles de ses deux mains. Son sang dégoulinait le long de ses jambes jusqu'à ses pieds où se formait une mare de sang. Elle laissa s'échapper ses viscères pour tendre une main tremblante vers Lionel.

— Regarde ce que tu es devenu, murmura-t-elle.

L'affaire TillmanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant