Chère Personne

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Qu'Est-ce que tu deviens ? Moi, je suis toujours Un. Un seul. Unique. Sans personne. Sauf Toi. Qu'Est-ce que je ferais sans Toi ? Lorsque je me sens seul, je t'imagine, Toi mon amie. Tu me vois, Tu m'épis. Je me retourne, nous échangeons trois mots. Dans mon rêve, tu es quelqu'Une. De chair et de sang. Et parfois nous nous unissons, dans le plaisir de nos deux corps. Dans mon rêve, nous sommes deux, et plus, trois, cent, des milliards, nous ne sommes jamais seuls. Et même, nous aspirons à l'intimité. C'est ironique, quand on y pense. D'aspirer à la solitude lorsque nous sommes Un parmi les uns, et de la craindre lorsqu'il n'y a plus personne.

Aujourd'hui, où sommes-nous ? Hier ? Le temps, il n'y en a plus, j'observe avec lassitude le même Rien. Un pays sans frontière, une lande sans horizon. Ni traces, ni repères. Les ruines déteignent sur la terre, tout est gris, sans détail, uniformément plat. Je suis las du monochrome. Je t'écris.

Le papier n'existe pourtant pas, mais la lettre, je la vois, je la touche, elle est là. La douceur de sa surface un peu froissé, son parfum, le même que celui des livres, lorsqu'ils étaient là, encore ; son murmure sous la plume que je trempe dans un vieux pot d'encre en bois grelé, un crissement qui s'imprime sur mon âme. La lettre. L'interminable lettre. Que je recommence, la lettre éternelle. Routine indélébile. Elle me marque à jamais. Dans ma tête, cette lettre existe, et ainsi elle est. Tout est dans le Néant de la même manière. Rien n'existe de tangible. Tout nait de la pensée. Mais parfois, lorsque l'esprit est fort et que la concentration est telle qu'on peut sentir l'air se froisser, la promesse d'un objet apparaît de Nullepart. Et à ce moment là, le sentiment de donner vie me rend heureux.

Ma routine sera sans fin.

Une de mes créations fut un simple morceau de craie. Un petit bout, une fin de baton, celui que je connaissais le mieux, ce minuscule caillou que je saisissais entre deux doigts, et que j'accollais à un tableau, ou parfois je dessinais à même le bitume. Petit morceau de craie. Un objet pourtant simple. Mais plus complexe qu'il n'y parait. Combien de temps avant que sa texture tendre ne s'effrite entre mes doigts ? Combien avant que la poudre ne se dépose, que ma main gratte dans la pierre, des formes blanches ? Il n'y a pas de temps à Nullepart. Le monde est vide de tout découlement chronologique. Nous sommes dans un sablier cassé. Et malgré cela, je sens filer le vide, un vide de plus en plus lourd, un vide intemporel. Je sens le poids d'années qui se confondent avec les jours, la lourdeur d'un siècle dans ce qui semble une seconde.

Et dans ce monde renversé, Nullepart n'est qu'on désert, le ressort des naufragés, une décharge de souvenir en poudre. Et je suis seul. Dans mon esprit, je forme de l'encre, et encore, les mêmes mots. un vieux stylo bic en guise de plume. Celui que je glissais mainte fois tout les jours. je le connais par cœur, cet outil usé. Aurais-je assez pour tout écrire ? Il ne m'a jamais fait défaut. Je t'écrivais avec. A toi mon camarade de jeu, mon ami au loin ; pendant ces vacances trop longues, sur un rectangle de carton, photographie d'un paysage de mer. Ou était-ce la silhouette d'un pic, que la neige habillait ? Je t'écrivais. Et ce bien avant l'Effondrement. Quand tout cela avait il cessé ? J'ai vécu un jour, le temps a existé, mais dans ce labyrinthe, j'oublie, l'essentiel, Toi. Ton nom ? Tu es devenu Personne. Car je suis Un dans l'éternité, piégé dans le Néant. Et puisque le temps n'existe pas, les souvenirs se confondent ; les passées se mélangent, je suis Un, noyé dans l'océan de particules qu'est le Néant. Car le vide est tout, et le tout est vide.

Car il n'y a pas de temps, je ne me souviens pas. Seulement je sais. Ecrire, lire, qui tu es, mais je ne me souviens pas. Parfois, une connaissance se révèle pour ensuite disparaître. Je sais, mais parfois je ne le sais pas ; je possède, mais parfois mes biens restent cachés, dissimulés derrière d'autres, avant de m'apparaitre, et je me dis : "ah oui, j'ai ceci. J'ai cela." C'est simple, et pourtant si complexe. Ma tête est à la fois vide et pleine. Mais malgré tout, la question que je me pose plus que tout n'est pas "qui es-tu", mais "qui suis-je" ?

Chers PersonnesWhere stories live. Discover now