I.

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J'ai toujours remercié mes parents d'avoir eu un frère. Dieu que je me serais ennuyé sans lui. Nous avons toujours été proches, confidents. Il m'a appris ce que mes parents n'auraient osé m'apprendre, les sujets que ma famille dit tabous. J'imagine bien leur tête si on en avait parlé à table. Mais mon frère respectait mes parents; il les adorait. Je ne l'ai jamais entendu contredire notre père ou refuser quelque chose à ma mère. C'était le fils parfait quand on passait des moments en famille, mais dès qu'il disparaissait de la vue de nos parents, il devenait celui que ses amis et moi connaissions. Il traînait là où je n'aurais pas osé me rendre seul. Mais il m'y a emmené, il m'a montré un monde que je ne connaissais pas. Il m'a toujours aidé. Il a fait en sorte que je devienne celui que je suis maintenant. Méfiant. Bagarreur. Je ne compte plus les fois où je suis revenu à la maison couvert de bleus, alors que mon frère abordait le même teint avec lequel il était sorti. La première fois que je suis rentré avec un oeil au beurre noir, mère s'était précipitée vers moi et avait tenu ma tête en arrière tout en analysant la graveté des dégâts. Mon frère avait toujours le même discours, disant qu'il m'avait sorti de justesse d'un combat corps-à-corps avec des jeunes des quartiers à éviter. Nos parents gobaient tout. Pourquoi mon frère mentirait-il, ce fils si parfait, si ambitieux? Car, contrairement à moi, il n'arrêtait pas de se vanter des projets qu'il avait en tête, des idées qui résoudraient des problèmes majeurs à Hitkon. Mère ne cessait jamais de le regarder avec émerveillement, tandis que père me regardait de travers, m'en voulant de ne pas avoir autant de potenciel que lui. D'ailleurs, une fois, alors que nous faisions une apparition dans la société, père dit《voici mon fils》 en présentant mon frère, puis s'était tourné vers moi en enchaînant《et voici Simon》. C'était il y a quelques années, j'avais déjà commencé à fréquenter l'univers caché de mon frère, mais à ce moment-là, quand j'ai entendu père faire la différence entre Rob et moi, j'ai compris que j'étais définitivement inférieur à lui dans le coeur de notre père. Quant à mère... elle suivait père dans ses décisions. Cependant, elle ne me lançait pas des regards agacés mais plein de tendresse. Elle regardait Robert avec de l'admiration, comme on regarde un héros, et me regardait, moi, comme un enfant encore à éduquer. Elle me lançait souvent:《Regarde comment ton frère fait》. Père avait cessé depuis longtemps de me faire des remarques. Il laissait mère s'en occuper. Alors, quand c'est devenu une habitude de rentrer pour moi avec une arcade sourcilière ouverte, un oeil poché ou le poing en sang, mère pleurait à chaque fois, essayant de me faire culpabiliser, et suppliait mon frère de m'aider.《Toi seul peut encore le sauver, Robbie.》Robbie. Mon frère détestait ce surnom. Il me forçait, avec ses amis, à l'appeler Rob. Mais Robbie ne bronchait pas. Jamais il n'aurait repris mère. Il lui répondait d'un ton patient qu'il ferait de son mieux. Puis il m'entraînait à part, loin de nos parents, souvent dans sa chambre où jamais ils n'auraient osé pénétrer sans son autorisation, contrairement à la mienne qu'ils prenaient soin de fouiller sans se cacher dès que l'envie leur prenait. Il sortait alors une petite pharmacie de sous son lit, et entreprenait de me soigner, tout en me demandant ce que j'avais réussi à faire. Il était de plus en plus dur pour lui d'échapper aux parents, qui, en vue des prochaines élections, le trimballaient à droite à gauche.
-Alors? me demandait Robert.
Je me lançais dans les détails de mes aventures, de mes nouvelles rencontres, des changements, de ses amis qui lui passaient le bonjour. Rob acquiesçait, un vague sourire aux lèvres.
-J'aurais aimé être là, disait-il à chaque fois.
Et après m'avoir racommodé, il m'encourageait à continuer sur ma lancée. Je me souviens, quand j'étais plus jeune, de lui avoir demander pourquoi il m'emmenait voir ses amis, sachant que nos parents n'apprécieraient pas.
-Je ne veux pas que tu deviennes comme moi, m'avait-il répondu.
A m'encourager à continuer à me battre, on pourrait croire que Rob voulait que l'attention des parents pour lui tout seul. Qu'il voulait faire en sorte qu'il soit le préféré. Mais je savais que ce n'était pas le cas. Au début, j'en ai douté. Je commençais à crier en plein dîner, l'accusant de me manipuler. Je hurlais de fureur.
Père hurlait de me taire, ce qui ne me faisait que crier plus fort. Je déviais ensuite sur père et commençait à lui reprocher tous ses défauts. Un jour, mère a soudainement arrêté de pleurer et s'est levée. Je hurlais tout ce qui me passait par la tête et je n'ai pas vu venir sa main tendue vers ma joue. L'impact a résonné dans la salle à manger, je me suis aussitôt tu, les yeux écarquillés, incréduble. D'une voix calme, elle m'avait annoncé:
-Excuse-toi auprès de ton père et de ton frère.
Je n'avais, bien sûr, rien fait de tel. Plus tard, à l'abri des oreilles de nos parents, Rob avait tempêté contre moi. Mère était venue le soir, et s'était assise prudemment sur le bord de mon lit. Elle disait s'inquiéter pour moi, qu'elle ne reconnaissait pas le fils qu'elle avait élevé.
-J'ai l'impression que toutes les années que j'ai passées à t'éduquer se sont évaporées, qu'il n'en reste plus rien, qu'il faut recommencer à zéro. Ça me fait beaucoup de peine, Simon. Je voudrais voir en toi un grand homme.
Elle était sortie en se tamponnant les yeux avec son mouchoir.

Aujourd'hui, elle le fait encore. Mais pas pour la même raison.
Je me tiens entre mes parents; mère qui pleure si violemment qu'elle ne peut à peine tenir debout, père qui fait de son mieux pour retenir ses larmes. J'arbore un visage de marbre.
-Que son âme repose en paix, termine le prêtre.

Je me tiens à présent seul devant sa pierre tombale. La terre est encore fraîche d'il y a quelques heures. Après l'enterrement, il y a eu un défilé de personnages qui sont venus nous présenter leurs condoléances, avec toujours le même discours.
-C'était un fils admirable! Beaucoup plaçait de l'espoir en lui.
-Nous pleurons également la disparition d'un garçon plein d'avenir.
-Toutes mes condoléances, Votre Majesté. Je sais ce que c'est que de perdre son enfant, moi-même...
Tous parlaient pour ne rien dire. Le connaissaient-ils? Non. Même mes parents pleuraient quelqu'un qui n'avait jamais existé. Et après avoir serré et baisé maintes fois les mains de père et mère, il me toisait du regard et me touchait la main du bout des doigts, de peur d'attraper un virus. Saletés, pensai-je. J'ai réussi à m'échapper quand mère est tombée dans les pommes. Je ne suis pas très fier de moi, mais il y avait suffisament de mains pour la secourir.
Robert Geoffrey Swevnis, fils et frère bien aimé. Que son âme repose en paix. Son épitaphe est tellement plate, banale à un point. J'ai du mal à m'imaginer que son corps est là, allongé dans un cercueil sous mes pieds.
Le vent commence à se lever. Il n'y a plus personne dans le cimetière. Je finis par craquer et les larmes me viennent aux yeux, mes lèvres à trembler. Je me suis senti pendant des années le fils cadet bagarreur inférieur à son grand frère plein de potentiel, mais maintenant je suis celui qui aurait dû être en-dessous. Personne ne tient à moi.

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⏰ Last updated: Sep 29, 2015 ⏰

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