Partie III

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Il me sembla que je restais un long moment planté là, au milieu de la rue, à fixer ce cadeau dont je me serais bien passé. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Pourquoi cet homme était-il couvert de sang ? Qui fuyait-il ? Et que représentait ce livre ?

Une insidieuse sensation de danger me saisit. Je sentais que ce livre allait me valoir de gros ennuis. Mais que faire ? M'en débarrasser et faire comme si rien ne s'était passé ? Mais cet homme semblait si paniqué à l'idée que ce livre atterrisse entre de mauvaises mains... Le planquer dans un coin et l'y oublier ? Je déglutis difficilement. Un nœud me serrait la gorge.

Mais moins d'une minute avait passé quand je glissai le livre dans la poche intérieure de ma veste, sans l'ouvrir. Pas en pleine rue, pas là où n'importe qui pourrait le voir et me dénoncer.

Je repris ma route, le cœur battant. Très vite, je rejoignis une grande avenue. Le ronflement des voitures glissant sur coussin d'air, les grésillements des appareils holographiques publicitaires, les halètements des semi-planeurs urbains entre les immeubles de verre et les derniers flashs-infos officiels déversés par les haut-parleurs, je n'entendis rien de tous ces bruits qui faisaient pourtant mon quotidien. Je ne sentais qu'une lourde angoisse se jeter à l'assaut de mes veines. C'était comme de transporter une bombe à retardement, sans savoir quand elle allait exploser.

Le trajet jusqu'à l'appartement me parut interminable. J'avais l'impression d'être surveillé, sans avoir moyen de savoir si c'était la réalité ou le résultat d'une crise de paranoïa. Difficile de décrire le soulagement qui me submergea quand je mis enfin le pied dans l'appartement. Je sortis le livre de ma poche, incertain.

« Ockham, c'est toi ? »

Cassandre sortit de la salle de bain, drapée dans une serviette. Ses cheveux blonds gouttaient sur ses épaules dénudées. Je l'embrassai distraitement. Elle détailla le livre avec curiosité.

« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.

— Je ne suis pas très sûr d'avoir envie de le savoir, » répondis-je.

Je l'ouvris néanmoins. Sur la première page s'étalait le titre en grandes et belles lettres courbes. Candide ou l'Optimisme – Voltaire. Je sentis le sang déserter mon visage.

« Oh, mon Dieu... » souffla Cassandre.

Ce grand cadre rouge sanglant en travers de la page... Livre interdit, censuré. Cinquante ans plus tôt, le régime avait fait retirer de toutes les bibliothèques publiques ou privées les ouvrages qui le mettaient en danger. Empêcher les gens de penser, de contester. Il n'y avait guère plus que des groupes de militants anarchistes pour essayer de dérober les rares exemplaires survivants et essayer de faire changer les choses. Un homme, d'autres peut-être, avait été prêt à mourir pour ce livre. Et c'était entre mes mains qu'il avait atterri.

Mais je n'étais pas un rebelle. Je n'avais ni la force, ni le courage de m'opposer à ce que je savais inéluctable. Et j'étais là, à fixer un livre interdit comme s'il s'agissait d'un baril de poudre sur le point de m'exploser au visage. Et ce n'était sans doute pas totalement faux. J'échangeai un regard horrifié avec Cassandre.

« Où as-tu trouvé ça ? demanda-t-elle avec un tremblement hystérique.

— Je ne l'ai pas trouvé, répliquai-je, alarmé. Je n'ai pas eu le choix. Je ne pouvais pas le laisser non plus, ils auraient pu remonter jusqu'à moi.

— Mais si quelqu'un t'a vu ? »

Cassandre me regarda, désespérée. Pendant une longue minute silencieuse, je détaillais le dessin élégant de ses traits, l'ovale de son visage, l'amende de ses yeux, les vagues de ses cheveux. Son regard brun renvoyait le reflet flou de mon propre visage, les yeux écarquillés, hagards. C'était à mon tour de ressembler à une bête traquée.

Je parvins néanmoins à me ressaisir. Enfin, plus ou moins...

« Il faut qu'on se débarrasse de ce truc. Autrement...

— Autrement quoi, monsieur Torfield ? »


CandideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant