Fin de l'hiver

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La nouvelle année venait de commencer quand Clotilde avait pris son nouveau poste à l'orphelinat de Saint-Nazaire-En-Royans, petite bourgade de sept cent habitants en Isère, surplombée par l'aqueduc qui faisait sa renommée. La neige de décembre s'abritait encore dans les recoins sombres du paysage.

Le temps était beau et froid et dessinait des volutes dans l'air juste devant sa bouche à mesure qu'elle remontait la rue vers le bâtiment aux allures monastique. Une semaine qu'elle travaillait là. Alors que la guerre était finie depuis quatre ans maintenant, le froid, la faim et la maladie avaient donné pléthore de nouveaux petits orphelins. L'orphelinat en lui-même était une grande et sombre bâtisse survivante du siècle dernier sur trois étages. Il y faisait froid et sombre, aveugle sur un côté, construite à flanc de rocher. Mais c'était la maison de presque vingt enfants. Des orphelins de la guerre pour la plupart, des abandonnés dans le froid pour le reste. Clotilde prenait plaisir à s'occuper de ces gamins. Lorsque leur visage enfantin se tournait vers elle, après le repas, lorsque l'étincelle de la faim s'était éteinte, elle pouvait voir en eux la lueur oubliée de leur enfance. Et elle en était contente. Savoir qu'elle ramenait un peu d'innocence dans ces petits êtres. Un peu de leur enfance disparue.

Ce matin là en arrivant, comme tout les matins, elle salua Raymond, l'intendant qui s'occupait du ménage et habitait dans une chambre mansardée. Puis elle croisa Marguerite, sa jeune collègue et enfin Madame Missou, la responsable. Comme souvent elle était de mauvaise humeur. C'était une vieille femme aux épaules voûtées qui avait perdu son mari bien avant la guerre et ses deux fils durant cette dernière. Et pour cela Clotilde acceptait son ton aigri et son regard sévère. Elle savait qu'au fond, cette femme aimait ces petits, on ne tenait pas ce genre d'établissement sans raison et certainement pas pour l'argent que l'établissement n'avait pas.

Elle monta au dernier étage où se trouvait le dortoir des garçons et sonna la cloche du réveil avec douceur et gaîté, pour autant que cela fut possible d'une cloche. Certains étaient déjà réveillés bien que respectant le sommeil de leurs camarades. La vie faisait d'eux un groupe relativement soudé. Il y avait bien sûr des leaders, des persécutés, mais rien qui puisse alarmer la jeune femme.

Elle salua les plus vifs déjà en direction de la toilette puis redescendit d'un étage et fit de même dans le dortoir des filles. Elle rigola doucement, les filles étaient toujours plus bourrues le matin, beaucoup moins souriantes. Enfin elle redescendit en rez-de-chaussée pour aider Marguerite à préparer le petit-déjeuner. Ce matin comme toujours ce serait des céréales à l'eau. Un repas frugal et sans goût mais suffisant à nourrir ces petits corps durant l'hiver. Elle mit le couvert dans la salle commune... C'était comme si le tintement des bols avait été une cloche plus forte encore, les enfants commencèrent à arriver rapidement par petits groupes et le ruisseau devint une rivière de petites têtes.

Elle les salua un par un, elle les connaissait déjà presque tous. Il y avait George, Petit-Raymond, Robert, Aimée, Magie et tant d'autre.

Elle s'affairait parmi tous ce petit monde quand elle croisa des yeux inconnus. Une petite silhouette frêle dans un vêtement trop léger.

La petite fille la regarda de ses grands yeux noirs. C'étaient la première fois que Clotilde la voyait ici. Une vague de tristesse la traversa. Une nouvelle enfant de la nation à élever. Comme elle, une orpheline, une histoire qui comme à chaque nouveau regard la submergeait de souvenirs trop souvent enterrés sous le quotidien.

Elle-même avait été abandonnée à six ans. Elle n'en gardait aucun souvenir. Sa vie commençait dans l'orphelinat de Valence, la grande ville comme on l'appelait ici. Avait-elle été l'enfant d'une grande fratrie ? Un enfant caché de l'adultère ? Ses parents l'avaient-ils aimé ? Elle ne savait même pas s'ils étaient morts. Une orpheline de plus à la confusion de la grande guerre.

Un instant d'absence et déjà la petite fille n'était plus là. Elle la guetta du regard une seconde mais déjà Marguerite lui demandait de lui apporter de l'aide, aussi se reporta-t-elle sur son travail.

La journée passa paisiblement, au fil des cours, des ateliers, que dispensaient comme ils le pouvaient les membres de l'orphelinat. Clotilde ne faisait encore qu'apporter une aide discrète à Marguerite et à madame Missou. Les cours de cette dernière étaient les plus pointus, Histoire, Mathématiques et Science. Les enfants, elle le voyait bien, la craignaient d'un respect silencieux, car ils savaient tous que c'était le placard froid de l'entrée qui les attendaient s'ils ne suivaient pas avec application ses cours. Pire, si le placard ne suffisait pas, ce serait la rue ou la maison de correction. Il y avait bien la légende parmi les enfants, celle d'un grand qui avait tenu tête et avait été expulsé un soir de mars. Les enfants se racontaient cette histoire pour se faire peur la nuit, les plus rebelles prétendant n'avoir pas peur de ce sort, mais très loin de mettre en application leur boniments... Bien que Clotilde le regretta, elle savait que cette histoire était sûrement en partie vraie, l'orphelinat ne pouvant servir de refuge aux petits voyous. Ce lieu se devait d'être un sanctuaire sans faille.

Le soir venu, Clotilde rentra chez elle après avoir couché les enfants et passé un peu le balai dans les couloirs du rez-de-chaussée. Le retour se fit dans un froid glacial qui mangeait ses doigts et le silence oppressant d'un hiver encore présent. Quelque chose travaillait la jeune femme mais elle ne mit jamais le doigt dessus. 

Pas ce soir là du moins.

L'Orphelinat - Le point noir, livre 2Where stories live. Discover now