Le Chant des voiles

Prologue

Le sang dans le sable forme une épaisse pâte carmin. Sombre et luisant, il reflète les rares rayons de soleil qui s'infiltrent à travers les nuages orageux. Impossible d'en détourner le regard ; c'est elle qui l'a fait couler.

Son premier sang. Celui qu'elle aurait préféré ne jamais verser.

Elle a toujours su qu'elle finirait par en arriver là. Ses aspirations et ses rêves étaient voués à emprunter des routes dangereuses dès le départ ; elle s'y est préparée aussi soigneusement que ses maigres moyens l'y ont autorisée, dans l'espoir d'être prête le moment venu. De ne pas hésiter, au risque de succomber.

Elle a réussi. Hélas, cette constatation la laisse bien plus amère que prévu.

À ses pieds, le corps sans vie du pirate la fixe sans la voir. Elle ferme les yeux. Ses doigts se resserrent sur le sabre qu'elle a dérobé pour tenter d'endiguer ses tremblements. Elle refuse de pleurer pour cet homme.

Cet homme...

Elle n'a jamais voulu le tuer. Ce n'était pas dans ses plans. À l'origine, elle désirait seulement un peu de justice, un châtiment à la hauteur de ce qu'il lui a infligé. Pas une vengeance. À présent, alors qu'elle réalise l'ampleur de son geste, elle n'aspire plus qu'à l'oublier. À effacer sa marque sur elle, même si elle sait que ça n'arrivera probablement jamais. Il est trop tard. Elle a trop changé.

La preuve : elle ne regrette même pas son acte.

Qu'est-ce que cela dit d'elle ? De son honneur ? Lui en reste-t-il, quand le mensonge, la trahison et le meurtre ont gangrené son âme ? En a-t-elle encore une, d'âme ? Elle en doute. La rage, la haine et la rancune ont tout consumé.

Les premières gouttes de pluie s'abattent enfin sur l'île et diluent le sang qui continue de s'écouler. Elles nettoient sa lame, ses bottes, effacent les traces de lutte et noient bientôt le monde dans un océan de grisaille.

Elle rouvre les yeux, un soupir résigné aux lèvres, et se détourne du cadavre.

L'heure n'est plus aux regrets. Sa vengeance est accomplie, elle a obtenu ce qu'elle voulait. Et, surtout, elle a récupéré ce qu'elle convoitait : la preuve que tout ceci n'était pas en vain.