Mer d'ombre

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L'horizon était criant de désespoir. Noir et proche de nous, presque tangible dans cette mer que le Soleil n'atteignait jamais. En fait, cela pourrait presque être une mare. Seuls nos lampes de poupe et notre phare à l'avant déchiraient ce voile lourd et épais de peinture sombre pour ne nous montrer qu'une portion infime de cette eau verdâtre autour du bateau. Même le son toussotant du vieux moteur était étouffé par ces ténèbres qui engloutissaient tout, nous compris. Nous étions seuls, et sans le clapotis des vagues contre la proue, rien n'aurait indiqué que nous nous mouvions. Je rentrais dans la cabine de pilotage, une angoisse habituelle me serrant le cœur et frigorifiée par l'air humide et glacé de l'extérieur. La lumière chaude d'une lampe à gaz m'accueillit, ainsi que le regard rapide du capitaine. Celui-ci, la main droite crispée sur le gouvernail, inspectait ses outils de navigation. Nous perdre serait la pire chose qu'il pouvait nous arriver, et j'étais heureuse de pouvoir encore le dire. Je m'approchais de lui. Son teint était livide. Je ne savais pas depuis combien de temps il n'avait pas fermé l'œil, mais je savais que dès qu'il le ferait, de terribles et terrifiants cauchemars l'assailliraient, le rongeant de plus en plus. Je posais ma main sur son épaule quelques instants, puis je sorti à nouveau. Il fallait que j'aille voir nos matelots.

A peine dehors, je me mis à trembler un peu, de peur et de froid. Hier, enfin, il y a deux repas, une sorte de gros crabe rose nous avait attaqués alors que nous avions éteint les lampes pour économiser de l'essence, surgissant des ténèbres de l'eau, et avait cisaillé avec sa pince l'un de nos mousse. Ses cris avaient retentis et rebondis jusqu'à ce que nous fassions fuir l'immonde bête avec notre canon. J'entrais rapidement dans les quartiers de l'équipage. Un mécanicien y surveillait l'autre mousse. Depuis l'assaut, il était pris de convulsions et hurlait de terreur, comme si la réalité un de ces cauchemars qui nous hantaient tous. On le comprenait. Une fois de retour à Fallen London, nous le confierons à un hôpital qui prendrait soin de lui. Nous l'envions un peu, secrètement, pour cela. Je sortis avec un sourire d'encouragement à son gardien. Je finis de voir les autres matelots. Ils tenaient le coup, la mâchoire crispée à force de serrer les dents.

Un claquement d'aile me fit sursauter. Je levais la tête. Ce n'était que notre chauve-souris des mers qui revenait. Je lâchais un soupir de soulagement et me dirigeais vers son abri. J'appréciais cette bestiole, mais je ne comprenais pas comment elle et ses congénères pouvaient aimer et vivre dans cet enfer d'ombre clapotante. Elle tenait dans ses griffes un brin d'herbe. Je lui donnais un peu de nourriture et le prit. Grâce à un livre posé à côté, je cherchais sa provenance : une petite île sans grand intérêt, si ce n'est qu'elle annonçait que nous approchions de la fin de ce voyage. Je courrais l'annoncer au capitaine.

Il sourit. Bientôt la lumière nous inonderait, bientôt la terre ferme de notre ville ! J'allais prévenir l'équipage. Mais une fois sur le pont, je me figeais. Il y avait un bruit en plus. Il me semblait entendre un autre claquement d'aile. J'allais vérifier : notre chauve-souris était bien dans son abri. Peut-être celle d'un autre navire ? Mais j'avais l'impression d'entendre d'autres battements d'ailes. Je secouais la tête et tapais sur mes oreilles. Rien n'y fit. Soudain je compris. Un essaim de chauve-souris surgit de la nuit et fondit sur notre bateau, masse compacte de griffes et d'ailes aux yeux multiples et brillants de malice. En toute hâte, je sonnais la cloche d'alarme. Mauvaise idée. L'équipage sortit sur le pont et fut assailli pour les bestioles, grosses comme une tête. Certains tirèrent, sans grand résultat. Je m'abritais derrière une caisse. Leurs cris de douleur et le craquement du bois arraché mêlés aux hurlements des chauves-souris s'infiltraient en moi pour s'y agripper et me hanter.

Le moteur vrombit. Le capitaine tentait de rejoindre une balise sans doute. La chance nous sourit. Eclatant les ténèbres, une bouée venait d'apparaître. Lorsque nous y parvînmes, après de longues minutes, les bêtes s'enfuirent, laissant derrière elles des corps griffés, mordus, des organes arrachés, et des esprits presque brisés. Nous restâmes là une heure, pour nous soigner et mettre les morts dans un cercueil, puis nous repartîmes. Bientôt, surgissant des flots, implorantes, les immenses mains d'une statue engloutie nous accueillit. Nous arrivions enfin à Fallen London. Après quelques heures, elle apparut devant nous, joyaux flamboyant, Soleil de cette mer. Nous allions enfin pouvoir profiter de quelques jours de répit, avant de devoir disparaître à nouveau dans ces flots d'encre. Cycle infini de la vie, ombre à lumière, lumière à ombre.

Mer d'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant