Chapitre 3 : la Place Verte (2)

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Toutes les deux minutes, elle consulte son smartphone en serrant les lèvres. Il va grouiller ses puces, le gentleman ? Son cœur n'en peut plus de subir un pareil stress ! Elle s'imagine déjà se rendre pieds nus à son rendez-vous, lorsqu'elle l'aperçoit à l'autre bout du passage pour piéton, tenant un long sac plastique. Il court jusqu'à la brasserie d'un pas élancé et vif, dont la demoiselle ne loupe aucun détail.

Malgré son essoufflement et ses joues rosies par l'effort, Mathieu étire un sourire fier et tend sa trouvaille dans un « tadaa ! » burlesque. 

Il s'est fait détartrer ce gars, c'est pas possible de les avoir blanches comme ça ! J'ai l'impression de pouvoir le coller à côté d'un slogan pour Aquafresh©... ou une société de crédit louche, au choix.

Un peu bouche bée, Chloé saisit le sachet du bout des doigts et en sort la boîte. Il a couru jusque chez Gérard ?

— J'espère qu'elles vous iront bien ! halète Mathieu, une main sur son abdomen.

D'un geste tremblant, Chloé soulève le couvercle. Elle y découvre des escarpins d'un noir brillant, aux talons aussi hauts que la paire restée à ses pieds, sans aucun pli, la semelle noire également. Elle appuie dessus pour en découvrir tout le moelleux. Puis son regard recroise celui du coursier. Le type paraît tellement craindre un mauvais choix, exprime tant d'anxiété dans ses plis de front dégagé et ses lèvres crispées, qu'elle décoche un sourire amusé.

— Elles sont très belles ! Mais vous auriez pu aller à un magasin plus proche si vous le vouliez, je ne vous en demandais pas tant !

— Je voulais de la qualité. Gardez toujours le ticket, au cas où elles seraient trop inconfortables pour... vos pieds grecs.

La réflexion bizarre fait rire la jeune femme, qui camoufle sa bouche et détourne la tête vers le ticket. Soudain, elle perd tout envie de rire. 

Putain, elles coûtent 100 euro ! Il est fou ! Y a des gens comme ça, qui rencontrent des femmes et les demandent en mariage le lendemain, j'ai dû croiser un de ces dingues !

— Oh làlà mais il faut que je vous rembourse voyons, c'est une fameuse somme !

L'homme chasse sa réflexion d'un geste agacé et se penche devant elle.

— Ah, laissez tomber, quand vous obtiendrez votre poste vous en aurez bien plus, si je ne faisais pas ça vous n'y seriez pas allée.

— Si, mais en va-nu-pieds.

Accroupi, il lève une tête vivement surprise et lui communique celle-ci d'un sourire éloquent. 

Elle a un de ces aplombs, cette nana ! Rien qu'à l'entendre on sent qu'elle l'aurait vraiment fait. Mais à ce jeu-là, je peux rivaliser.

Ensuite, il s'empare des lanières des chaussures abîmées, crispant Chloé de la tête aux orteils.

— Eh ! Mais...enfin ! s'offusque-t-elle comme elle peut.

— Mademoiselle, si vous voulez arriver à temps à votre rendez-vous, ce n'est plus l'heure des conventions. Je n'ai pas traversé le piétonnier en vitesse pour que vous preniez du retard maintenant !

Évidemment, il ne les ôte pas en deux-trois mouvements de doigts comme un habitué des déshabillages hâtifs. Il triture comme il peut les attaches, sous l'œil exaspéré de la porteuse, qui veille à serrer ses jambes nues. Ah ça, il profite bien du paysage ! Et lorsqu'il découvre enfin les pieds, il lui prend l'envie impromptue de les caresser. Bien sûr, il le camoufle sous un semblant de nettoyage, évitant de remonter ses doigts fébriles plus haut que les chevilles bien rasées. 

Quelle peau douce ! Ça m'aurait bien plu d'y poser les lèvres.

 Je rêve où il m'évalue là, le pervers ?

— La vue est belle ? ironise Chloé, histoire de le mettre en faute.

— Tout à fait ! Bon, ces chaussures, vous les voulez, ou vous préférez y aller finalement pieds nus ?

Chloé fronce les sourcils, plongée dans ses réflexions tout en lui tendant la paire neuve. 

Il n'en a rien eu à foutre de ma pique en fait... Ce type est encore plus dans son monde que je ne le pensais. Mais ça ne me fait pas flipper. Pire, le passage de ses doigts me provoque des frissons. Ce qui est encore plus tordu que les attitudes de cet homme.

Elle rassemble ses papiers pendant qu'il enfile les escarpins à la hâte.

— Ça me dérange vraiment d'accepter votre cadeau comme ça, sans vous rendre un cent !

Mathieu ne lui jette pas un regard pour lui répondre, pivotant légèrement les pieds garnis pour en estimer l'harmonie.

— On va dire qu'en guise de remboursement vous allez maintenant me tutoyer et m'appeler Mathieu. Ou Mat', si vous préférez. Ça fait « so english » et Matt Damon, j'en serais flatté.

— Mouais. Tu es fétichiste des pieds, « Mat », ou tu songes un jour à les lâcher ? interroge-t-elle avec cynisme.

Il retire ses doigts de son œuvre du jour et se remet debout devant elle, tentant par un sourire un dernier tour de charme.

— Je vous laisse, mademoiselle... ?

Elle obéit à l'invitation de sa main souple.

— Chloé, achève-t-elle froidement.

— OK, mademoiselle Chloé, et... bonne chance pour votre entretien. J'ai le droit de vous faire la bise ou je deviendrais alors fétichiste de vos joues ?

Chloé esquisse un bref sourire sardonique en marmonnant ;

— On va dire que ça fait partie de mon remboursement, pas vrai ?

Elle tend à peine la joue, mais au-delà du baiser chaste sur son visage, Mathieu lui chuchote à l'oreille :

— J'ai glissé ma carte de visite dans le sac. À vous de déterminer si nos échanges s'arrêtent ici ou non. Bonne continuation, belle demoiselle.

Oh putain l'enfoiré, il vient de me décocher un frémissement de poitrine ! Et là il se casse, comme si de rien n'était ! Pourquoi je tombe toujours sur des types barzingues ? OK, il ne m'a pas demandé mon numéro, mais s'il croit m'acheter la reconnaissance éternelle d'une femme niaise en chaleur après m'avoir donné une paire de godasses, il se fourre le doigt où je pense ! Faut vraiment être tordu pour offrir une paire de chaussures à cent balles à une inconnue ! Tordu... ou plein de fric. Du pareil au même.



Pour le chapitre 4, je vous donne rendez-vous dans quelques jours ;) 

Touche pas à mon coeur ! (édité chez So Romance !)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant