CHAPITRE 14 L'ÎLE AU TRESOR

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OÙ COMMENCE MON AVENTURE À TERRE

Quand je montai sur le pont, le lendemain matin, l’île seprésentait sous un aspect tout nouveau. La brise était complètementtombée, mais nous avions fait beaucoup de chemin durant la nuit, età cette heure le calme plat nous retenait à un demi-mille environdans le sud-est de la basse côte orientale. Sur presque toute sasuperficie s’étendaient des bois aux tons grisâtres. Cette teinteuniforme était interrompue par des bandes de sable jaune garnissantles creux du terrain, et par quantité d’arbres élevés, de lafamille des pins, qui dominaient les autres, soit isolément soitpar bouquets ; mais le coloris général était terne etmélancolique. Les montagnes dressaient par-dessus cette végétationleurs pitons de roc dénudé. Toutes étaient de forme bizarre, et laLongue-Vue, de trois ou quatre cents pieds la plus haute de l’île,offrait également l’aspect le plus bizarre, s’élançant à pic detous côtés, et tronquée net au sommet comme un piédestal qui attendsa statue.

L’Hispaniola roulait bord sur bord dans la houle del’océan. Les poulies grinçaient, le gouvernail battait, et lenavire entier craquait, grondait et frémissait comme unemanufacture. Je devais me tenir ferme au galhauban, et touttournait vertigineusement sous mes yeux, car, si j’étais assez bonmarin lorsqu’on faisait route, rester ainsi à danser sur placecomme une bouteille vide, est une chose que je n’ai jamais pusupporter sans quelque nausée, en particulier le matin, et àjeun.

Cela en fut-il cause, ou bien l’aspect mélancolique de l’île,avec ses bois grisâtres, ses farouches arêtes de pierre, et leressac qui devant nous rejaillissait avec un bruit de tonnerrecontre le rivage abrupt ? En tout cas, malgré le soleiléclatant et chaud, malgré les cris des oiseaux de mer qui péchaientalentour de nous, et bien qu’on dût être fort aise d’aller à terreaprès une aussi longue navigation, j’avais, comme on dit, le cœurretourné, et dès ce premier coup d’œil je pris en grippe à toutjamais l’île au trésor.

Nous avions en perspective une matinée de travail ardu, car iln’y avait pas trace de vent, il fallait mettre à la mer les canotset remorquer le navire l’espace de trois ou quatre milles, pourdoubler la pointe de l’île et l’amener par un étroit chenal aumouillage situé derrière l’îlot du Squelette. Je pris passage dansl’une des embarcations, où je n’avais d’ailleurs rien à faire. Lachaleur était étouffante et les hommes pestaient furieusementcontre leur besogne. Anderson commandait mon canot, et au lieu derappeler à l’ordre son équipage, il protestait plus fort que lesautres.

– Bah ! lança-t-il avec un juron, ce n’est pas pourtoujours.

Je vis là un très mauvais signe ; jusqu’à ce jour, leshommes avaient accompli leur travail avec entrain et bonne humeur,mais il avait suffi de la vue de l’île pour relâcher les liens dela discipline.

Durant tout le trajet, Long John se tint près de la barre etpilota le navire. Il connaissait la passe comme sa poche, et bienque le timonier, en sondant, trouvât partout plus d’eau que n’enindiquait la carte, John n’hésita pas une seule fois.

– Il y a une chasse violente lors du reflux, dit-il, et c’estcomme si cette passe avait été creusée à la bêche.

Nous mouillâmes juste à l’endroit indiqué sur la carte, àenviron un tiers de mille de chaque rive, la terre d’un côté etl’îlot du Squelette de l’autre. Le fond était de sable fin. Leplongeon de notre ancre fit s’élever du bois une nuéetourbillonnante d’oiseaux criards ; mais en moins d’une minuteils se posèrent de nouveau et tout redevint silencieux.

La rade était entièrement abritée par les terres et entourée debois dont les arbres descendaient jusqu’à la limite des hauteseaux ; les côtes en général étaient plates, et les cimes desmontagnes formaient à la ronde une sorte d’amphithéâtre lointain.Deux petites rivières, ou plutôt deux marigots, se déversaient dansce qu’on pourrait appeler un étang ; et le feuillage sur cettepartie de la côte avait une sorte d’éclat vénéneux. Du navire,impossible de voir le fortin ni son enclos, car ils étaientcomplètement enfouis dans la verdure ; et sans la carte étaléesur le capot, nous aurions pu nous croire les premiers à jeterl’ancre en ce lieu depuis que l’île était sortie des flots.

L'île au tresorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant