[3] février - roman d'amour

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Once you wear a mask for so long
it's nearly impossible to take it off.

— Anna TODD, in Before

La matinée du vingt-sept février se déroula finalement comme d'ordinaire : maintenant qu'Eustache avait été présenté par M. Melbel, les autres professeurs avaient déclaré qu'ils n'avaient plus besoin de le faire eux aussi, et évitaient ainsi la perte de précurseuses minutes lorsqu'on se fixe pour objectif de boucler les interminables programmes dictés par le Ministère de l'Education.

Et puis, je dois avouer que j'avais également porté toute mon attention à M. Babar, notre professeur de mathématiques, puis à Mme Dépêche notre professeur de physique-chimie, parce que c'étaient bien les deux matières où je peinais le plus et où j'avais besoin d'écouter. Aussi, peut-être avais-je raté une action hilarante d'Eustache, il est vrai... Mes plus plates excuses !

Enfin, toujours est-il que notre histoire redevient intéressante dans l'endroit que je préfère pour mettre les gens dans des cases : la cantine.

Dans beaucoup de lycées, ce lieu est évité comme la peste par les élèves, et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi : les menus, déjà de très mauvais présages, et les résultats dans vos assiettes, pires encore que tout ce que vous pouviez imaginer...

À moins que votre établissement ait son propre chef indépendant, la cantine dépend généralement d'un organisme (type Seau d'Ex Seau) bien plus grand, qui s'occupe de maintes autres cantines, que ce soit pour des restaurants scolaires, des entreprises, des maisons de retraite ou des hôpitaux.

Le repas qu'on vous servira sera donc déterminé par des types dans des bureaux à Paris qui n'ont probablement jamais, relevons-le, mangé la nourriture de leur entreprise et qui semblent prendre un malin plaisir à faire servir aux élèves les mêmes horreurs qu'on leur imposait durant leur enfance dans leur internat sévère, grisâtre et triste à mourir du fin fond de la Creuse.

Il n'est donc pas étonnant de voir affiché au menu :
endives qui empestent tellement qu'elles pourraient réveiller un mort
accompagnées de leur steak mâché desséché
et de pommes de terre à l'eau qu'on ne pourra même pas qualifier de mauvaises puisqu'elles n'ont pas de goût.

Et si vous comptez vous rattraper sur le reste du repas, veillez à bien asperger votre salade plastique de sauce César,
préparez votre chewing-gum mentholé pour passer l'odeur du fromage à l'ail et aux herbes dans votre bouche,
et surtout, surveillez votre pauvre ersatz de gâteau au chocolat sur votre plateau, sous peine de le voir disparaître quand vous irez vous servir de l'eau.

Afin de palier le manque de nourriture, la plupart des élèves français se rabattent sur le pain ;
ce à quoi nombre de cantines ont répondu par une limitation du nombre de tranches par élève.

Pourquoi aller manger à la cantine alors, puisque cela semble être un endroit dont on sort encore plus affamé qu'on y est entré ?

C'est vrai après tout : pourquoi ne pas aller chez le Chinois du coin me direz-vous ?

Parce que nous sommes à Ordnungsheim, et qu'à Ordnungsheim il n'y a pas de Chinois du coin.
Ni de Maque Dos,
ni de Seub Ouais.
À Ordnungsheim, il n'y a rien,
absolument rien,
si ce n'est un kebab ambulant qui daigne s'arrêter dans ce pauvre village d'Alsace le jeudi.

Et je peux vous assurer que ce jour-là, la cantine est déserte et que Toufik fait tourner son kebab (métaphoriquement et littéralement).

Enfin, ce vingt-sept février là était un lundi, Toufik ne s'était pas arrêté chez nous, et donc tous les élèves qui n'habitaient pas les environs d'Ordnungsheim devaient patienter durant de longues minutes afin qu'enfin vienne le tour de leur classe à la cantine.

Chroniques du ChinoirouxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant