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Claire Collins dessine d’un air distrait sur une grande feuille blanche à demi cachée par ses longs cheveux blonds. D’un geste aléatoire, elle rejette ses mèches en arrière et s’appuie sur le dossier pour observer son dessin, un crayon à la bouche. Son œil expert repère immédiatement ce qu’il manque au regard de papier et elle en corrige l’étincelle pour lui donner cette brillance si propre à la vie. Elle rajoute quelques cils, un peu d’ombre sur les paupières et le haut des joues, aux coins des yeux aussi. Elle hoche la tête, l’air satisfait. Elle se penche de nouveau pour raviver les taches de rousseur, qui se sont un peu effacées lorsqu’elle a ajusté les jeux d’ombre et de lumière sur le portrait. Elle s’attarde à présent sur la bouche et rajoute quelques traits pour faire deviner ce rictus si adorable qu’ont les femmes lorsqu’elles sont heureuses. Celui que porte Élisa Hautmann sur la photographie. Elle la compare avec son dessin et son visage se détend instantanément : les expressions sont les mêmes, les yeux brillent de la même façon et on reconnaît Élisa à merveille. Elle signe au bas de la feuille et une main vient lui arracher le dessin.

Claire sursaute et lève la tête. Aussitôt, elle vient se mordre la lèvre. C’est Élisa Hautmann. Ses yeux bleu clair parcourent le dessin sans rien traduire de ce qu’elle en pense. Claire croise les doigts pour que le portrait lui plaise. Ce qu’elle espère surtout, c’est de voir le beau visage d’Élisa Hautmann se fendre d’un sourire, ou au moins que ses yeux en traduisent un. Mais elle sait bien que comme toujours, elle lui filera entre les doigts. Comme toujours, ce regard de glace. Ce visage taillé dans le béton. Cette voix cinglante.

— Mouais…

Élisa hausse les épaules et pose les quinze euros sur la table, sans même adresser un regard à Claire qui est glacée sur sa chaise. « Mouais » ? Sérieusement ? La blonde ravale sa fierté pour ne pas laisser percevoir son trouble. Elle scanne la jeune femme, dressée à côté d’elle comme une statue de marbre. Quel corps !

— Tu aurais pu… Je ne sais pas… m’enlever ces satanées taches de rousseur. M’enfin…

Elle bouge ses doigts devant le dessin, fronçant les sourcils, puis elle soupire.

— Pour avoir été fidèle à la photo, tu l’as été. J’aurais peut-être dû payer l’option Photoshop après tout.

Elle daigne enfin jeter un regard à Claire qui se sent aussitôt prise au piège. Ne retombe pas pour elle, Claire, se sermonne-t-elle. Pourtant il lui est impossible d’échapper à ces deux diamants, à toute la vie et les secrets qui remuent à l’intérieur ; à ce mur de glace, qui les garde bien enfermés derrière ce masque qu’elle porte en permanence.

— Sois chez toi à vingt-trois heures, lui dit Élisa.

Et Claire hoche la tête sans rien dire avant de la regarder lui tourner le dos et partir, emportant avec elle le dessin dans lequel elle a, une fois encore, mis toute son âme pour rien. Elle ramasse les billets sur la table et les regarde un instant avant de se décider à quitter la bibliothèque. Elle marche d’un air serein, faisant semblant de ne pas remarquer les têtes qui sont tournées vers elles. Certains étudiants sont de sa promotion et ils chuchotent entre eux à son sujet. Elle retient une grimace. Elle sait ce qu’ils pensent. Comment, elle, fantôme inexistant aux yeux du monde, intello réservée, peut avoir la chance d’adresser la parole à Élisa Hautmann ?

En rentrant chez elle, elle glisse les quinze euros dans un bocal déjà presque plein, avec les autres billets que lui a donnés Élisa. Elle n’a jamais eu à piquer dedans pour le moment. Il y a bien trois cents euros en liquide là-dedans avec lesquels Claire pourrait s’acheter de nouveaux matériaux de dessin, mais il n’est pas question pour elle d’y toucher. Les billets portent l’odeur d’Élisa. Lorsque la jeune femme lui tourne le dos, c’est tout ce qu’il lui reste d’elle.

Claire a hérité de l’ancien appartement de sa grand-mère dans le cœur d’Aix-en-Provence. Enfin, c’est sa mère qui en a hérité, mais elle le lui loue pour une somme dérisoire afin de la responsabiliser sans pour autant lui créer de soucis financiers. Elle adore cet appartement même si la rue est bruyante. À l’inverse de la majorité des étudiants, elle a la chance de posséder un lieu de vie spacieux. Elle adore également le balcon pour toutes les nuits d’été qu’elle peut passer à regarder les étoiles, même s’il est à peine possible de s’y tenir lorsque la porte est fermée tant il est petit.

Mais, plus que tout, l’appartement regorge de souvenirs de son enfance. Elle aime habiter ici, elle a l’impression d’y sentir la présence de sa grand-mère parfois et cela la réconforte. Elle a gardé certains meubles, mais ses parents ont récupéré la plupart d’entre eux pour qu’elle puisse se sentir chez elle ici.

Comme d’habitude, Élisa a dit vingt-trois heures, mais arrive à une heure et demie. Et comme d’habitude, Claire est toujours éveillée à l’attendre. Elle est assise sur le canapé, occupée à travailler, fidèle à cette image de fille sage que ses camarades ont d’elle. Une fille insipide qui ne sait pas s’amuser. Un robot incapable de tisser des liens et de ressentir des émotions.
Élisa se débarrasse de ses talons, détache son chignon et jauge Claire du regard avant de soupirer.

— Tu ne sors donc jamais ?

Claire hausse les épaules :

— On n’appartient pas à la même catégorie.

Élisa roule des yeux et s’assoit à côté de la blonde pour jeter un œil sur les fiches de cours qu’elle est en train de préparer. En captant le regard de sa camarade, Claire soupire et lui tend une bonne portion des fiches puis lui indique la photocopieuse dans un coin de la pièce.

— Mêmes réglages que d’habitude. Vérifie juste qu’il y a assez de feuilles à l’intérieur.

Élisa se lève et, tout en regardant le bloc de feuille présent dans la photocopieuse, elle y installe les fiches une à une et démarre l’impression. Claire songe qu’elle s’est encore fait avoir et se mord la lèvre, se détestant de tout céder à la jeune femme. Elle n’a jamais partagé ses fiches, jamais donné un de ses devoirs à qui que ce soit. Pourquoi se plie-t-elle si facilement à la volonté d’Élisa ?

— Tu pourrais te faire pas mal d’argent avec tes dessins, tu sais, dit celle-ci sans se retourner. Ils sont d’une excellente qualité. Tu trouverais peut-être des amis comme ça. L’argent, ça aide pour être populaire.

Cette remarque braque Claire ; sa mâchoire se crispe. Non seulement elle n’a besoin de personne, mais en plus il faudrait être riche pour se faire des amis ? C’est une idée absurde. Ça ne l’étonne pas qu’elle n’en ait pas : elle n’est pas intéressée par ce qui s’achète. Elle préfère l’intelligence, l’art, la beauté de la vie qui coule inexorablement et de l’unicité de chaque moment. Rien qui ne puisse s’acheter ou s’échanger, en somme.

— Ça va, Élisa. Tu n’es pas obligée.

— Obligée de ?

— De faire semblant d’être triste pour moi. Récupère mes cours et rentre chez toi. T’es sobre pour une fois. D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris pourquoi tu dors chez moi quand tu as bu. Tu en as des amis, toi, non ?

Élisa Hautmann pousse un long soupir et fait face au canapé où Claire est installée. Celle-ci est à demi retournée, la joue posée contre le dossier, pour pouvoir regarder la jeune femme qui se trouve derrière elle.

Elle est belle, Élisa. Des cheveux châtains indomptables qui lui donnent un air rebelle. Des yeux bleus comme deux diamants, aux étincelles lumineuses et précieuses. Des taches de rousseur qui donnent à son regard encore plus de profondeur et à son visage, ce brin d’insouciance qui la fait paraître si sublime.

Oui, Élisa est sublime, et son sourire l’est encore plus. Elle a, vous savez, ces fossettes qui se creusent et ces éclats dans les yeux. Toutes ces choses font qu’elle attire tous les regards. Depuis toujours. Même des gens dans la rue. Même des pros. Un sourire dans la rue a suffi à faire tourner la tête d’un photographe. Une signature de contrat plus tard et elle était devenue modèle photo. Depuis ses dix-huit ans, elle apparaissait dans les magazines de mode et dans les galeries de sites internet. Son entrée à la fac n’était pas passée inaperçue, l’information s’était répandue comme une traînée de poudre. C’était le phénomène Élisa Hautmann. Que les gens écoutent les rumeurs ou pas, tous ont fini par être mis au courant. Ça aurait pu ne faire aucun bruit : des filles qui posent pour des photographes, à Aix, il y en a d’autres. Mais Élisa est différente. Il y a dans ses yeux un mystère que tout le monde aimerait résoudre.

— Tu sais quoi, Claire ?

L’interpellée lève un sourcil à la vue de la soudaine colère de la modèle. Ses yeux lancent des éclairs et la blonde sent l’orage arriver. L’atmosphère est devenue électrique en un rien de temps.

— Tous les mecs et les nanas de la fac me paieraient pour que je vienne leur piquer leurs cours. N’importe qui dormirait à même le sol pour que je reste dormir chez eux. Alors, j’arrête de me casser la tête avec toi.

Elle récupère les fiches, renfile ses talons, se retourne une dernière fois sur une Claire complètement déboussolée.

— Est-ce que j’ai été méchante avec toi ?

— Tu n’es jamais méchante lorsque tu es chez moi, admet Claire d’une faible voix.

— Mais tu sais bien tout ce qui se dit sur toi ! Je ne peux pas être sympa en public avec toi. Tu l’as toi-même dit. On n’appartient pas au même monde. Si les dessins t’aident à te payer quelques trucs, je continuerai notre marché, mais…

Tout en Claire lui hurle de retenir Élisa. De s’excuser, de se rouler à ses pieds. De lui demander de rester. De lui dire qu’elle a besoin de cet argent. Mais son orgueil, cette habitude de marcher seule, de ne s’ouvrir à personne prend le dessus. Ses sentiments se battent avec son caractère, le plus fort gagne. Elle a vécu des années sans elle, elle devrait pouvoir l’oublier, non ?

— Tu peux laisser tomber le marché.

Les yeux d’Élisa se plissent ; elle déchire les feuilles de cours et les laisse tomber au sol, les mains ouvertes et relevées en signe d’affront. Sans même un mot, ni de l’une, ni de l’autre, elle tourne les talons et claque la porte derrière elle.

Claire ferme les yeux. Lorsque la porte a claqué, c’est son cœur qui a explosé dans sa poitrine. Parce que malgré son caractère, son indépendance, elle ne peut pas taire ses sentiments. Elle peut les enterrer, les enfouir, mais elle ne peut pas les faire disparaître. C’est le jeu. Regarder Élisa aller et venir… La voir partir… L’entendre crier… Et rester quand même. Rester et chuchoter. Parce que c’est plus fort qu’elle. Plus fort que son caractère. Plus fort que tout.
C’est ça, d’aimer Élisa…

Aimer Elisa Où les histoires vivent. Découvrez maintenant