De chair et de sang

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John Smith a de beaux yeux brun clair, un regard doux et un corps d'athlète. Je ne l'avais pas remarqué au début. Mon loft tout neuf dans le quartier Wallace-Emerson du west-end de Toronto venait d'être livré, j'étais épuisée, déprimée au milieu d'une tonne de boites en carton. Debout devant une grande baie vitrée, les mains posées sur les hanches, le regard perdu dans les gravas qui recouvraient encore ma future terrasse, j'avais du mal à envisager l'avenir. Les travaux de construction avaient pris du retard. Tout aurait dû être livré quatre mois plus tôt. Il avait fallu se trouver une location d'appoint, payer double loyer pendant deux mois. Les meubles achetés à bon prix aux dernières soldes d'hiver avaient enfin été livrés. Les finances étaient au plus bas. Je poussais un grand soupir. L'année avait été dure. Une rupture et trois déménagements. De quoi se tirer une balle dans la tête.

Il m'avait interpellé dans le couloir un mercredi. Il m'avait demandé en souriant si mon emménagement se passait bien et si l'appartement me plaisait. Sa gentillesse m'avait plu. Un peu à vif depuis ma rupture, je n'avais aucune envie d'homme et me tenais devant lui avec défiance, plutôt froide, prête à lui sauter à la gorge.

Me sentant sur le point de lui tourner le dos illico presto après quelques phrases polies et convenues, il m'avait proposé de m'emmener voir les fenêtres automatiques d'un voisin. Un système génial m'avait-il dit qui permettait d'adapter la luminosité avec élégance. Il avait piqué ma curiosité mais je lui avais fermement répondu que j'étais très occupée et que ce serait pour une autre fois. Il avait baissé les yeux et m'avait souhaité une bonne journée.

Je m'étais sentie un peu mal à l'aise dans l'ascenseur. Depuis la rupture, j'étais bloquée, incapable d'imaginer mon avenir avec un homme. J'avais tellement aimé Brian, on s'était tant battus pour pouvoir se construire une vie ensemble malgré nos tonnes de bagages, que je me sentais comme vidée, à genoux, incapable de totalement me relever d'un tel échec.

Arrivée au parking P1 de mon immeuble, la colère m'avait submergée. John était un vrai con. Le genre à se taper les femmes seules de l'immeuble histoire de se détendre en passant. Abruti. J'avais besoin d'air frais.

J'aime conduire. Lovée dans l'intérieur orange et noir de ma petite Smart, je me sentais mieux, comme protégée par une jolie bulle ronde aux couleurs éclatantes. Je ne pouvais m'empêcher de penser à John. Je repassais au peigne fin notre rencontre, cherchais désespérément un moyen de le condamner à une exécution sommaire, une élimination rapide et pratique. Rien n'y faisait. Il tenait bon. Je décidais alors de l'effacer purement et simplement de ma mémoire. Il était sans intérêt. J'allumais la radio pour me distraire. Les sons ethniques d'ICI Musique (une station branchée Québec) m'offraient une belle escapade. Je me laissais voguer au son de rythmes africains et me sentais une envie de danser. La vie n'était pas si moche après tout.

Je m'étais ensuite détendue dans le quartier "Junction" (appelé "Jonction" en allusion à une ancienne intersection de plusieurs lignes de chemin de fer): une avenue active, jeune, encore pas trop chère avec pleins de petits magasins et de cafés sympas. Je m'étais installée dans un resto végétalien (mes préférences alimentaires se passent de produits animaux) et me laissais imprégner de la "vibe" (prononcé "vayb"), la vibration, l'énergie ambiante. Toronto, ses vieux bâtiments de brique rouge, sa fièvre industrieuse et ses mignons petits quartiers en pleine ébullition me plaisait de plus en plus. Quelle différence avec Vancouver, cette beauté froide et magnifique, sertie de montagnes et d'embruns du Pacifique qui se contentait d'être la plus belle et de se donner au plus offrant. J'y avais vécu dix ans avec Brian. Brian qui s'enfonçait dans sa colère et sa dépression. Brian qui refusait de plonger dans ses tripes, de naviguer les boues de son enfance. Brian qui n'était plus l'homme que j'avais aimé. Il m'avait quitté sur un coup de tête, comme ça, en passant, en me disant que mieux valait vivre seul que mal accompagné. J'étais vraiment bien loin de satisfaire toutes ses exigences.

De chair et de sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant