2. Battement de cils félin

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— Moi aussi cette vieille me prend la tête... annonce-t-il devant sa cafetière à expresso.

Coincée dans son appartement, j'ajuste ma jupe et défroisse le tissu du plat de la main. Même si la porte et les fenêtres sont closes, j'ai au moins la certitude qu'un cri alertera les voisins. Vive l'absence d'isolation phonique de cet immeuble pourri, je suis sereine : parano peut-être mais pragmatique avant tout. Je m'installe dans son canapé avec l'idée de profiter d'une pause pour savourer quelques gorgées de café.

— Vraiment ? Pourtant tu es toujours si cordial avec tout le monde, avec elle en particulier...

Battement de cils félin.

— Mais tu sais parler ? Non, parce que j'ai cru que tu avais oublié ta langue sur l'échelle de secours.

Idriss se met à rire, un son franc, chaleureux, contagieux.

Puis il s'arrête d'un coup :

— Une fois, j'ai surpris Gislaine sur le palier en train de dire à l'autre con du 4D qu'en général, elle préférait voir les gens comme moi dans leur pays, mais que si ces « gens-là » étaient tous comme moi, elle pourrait changer d'avis.

Idriss passe les mains devant son visage à la peau mate et à la barbe naissante pour donner un sens à « ces gens-là » et il poursuit :

— Alors je suis sympa, tous les jours, toute l'année, pour moi et tous les autres, dans l'espoir débile de lui faire changer d'avis.

Il déglutit.

— Mais c'est idiot pas vrai ? Parce que je suis né au Mans, bordel... Cette vieille schnock s'imagine que je vais quitter la Flèche pour y retourner ? A moins que les gens dont elle parle, ce soient les musulmans... Connasse ! Je suis musulman comme elle est catho... Tu l'as déjà vue aller à la messe ? Et quand bien même, si j'étais pratiquant, qu'est-ce que ça peut lui faire...

Idriss pose deux tasses devant nous sur la table basse et s'assoit à côté de moi. L'air s'échappe de son nez bruyamment. Il ferme un instant les yeux, inspire, et reprend :

— Pourquoi je te raconte tout ça maintenant alors qu'on ne se connait pas ?

Je secoue la tête et hausse les épaules car je n'en sais rien.

— Sans doute parce que j'envie ton indépendance. Tu t'en fous de passer pour la nana pas sympa : j'entends tes réponses quand cette vieille conne te dit qu'à trop travailler, tu ne trouveras pas de mari.

Un sourire en coin se dessine sur mon visage, j'aime ces moments où je peux l'humilier, la chieuse.

— Tu fais pas semblant, continue-t-il sur un clin d'œil, tu lui dis juste que sa vie ne te fait pas envie.

« Tu ne fais pas semblant ». Et je fais quoi-là ?

— Je suis une grosse, grosse connasse ! Je suis pire que ces voisins séniles.

Idriss se penche vers moi et pose sa main sur mon avant-bras. Chaque parcelle de ma peau s'électrise. Sous le choc, les barrières de mon self-control tombent : des larmes, par dizaines, mouillent mes joues, mon cou. Je hoquette, je sanglote à mesure que la vérité m'explose au visage.

Raciste !

Le même emploi du temps sans horaire, la même bonhomie, la même serviabilité chez un Danois blond n'auraient suscité chez moi aucune question. Pour une concentration en mélanine plus élevée dans son épiderme que dans le mien, mon cerveau broie un jus d'immondices sordides.

— Romane, je suis désolé. Je pensais que tu t'en foutais vraiment de ce que pensaient ces andouilles...

Ses doigts caressent doucement mon bras. Je me sens vide, j'ai un très, très gros besoin de réconfort. La tête sur son épaule, je respire son odeur, celle d'un savon de Marseille.

Sans issue   [ Terminé ]Where stories live. Discover now