2.

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Venise.
Voilà où ils ont décidés de l'envoyer.
Près du monde. De gens.
De gens normaux.
Hier Gabrielle s'écroule sur son lit, terrassée par une force invisible qui lui broie la gorge.
(Il faudrait sans doute expliquer au passé. Mais pour Gabrielle, tout est présent et rien n'est passé. Tout est ici et maintenant, et il n'y a pas de demain, pas d'avenir, pas d'horizon.)
Elle pleure. Sa tête est enfouie entre ses genoux et elle pleure, pleure, pleure, les yeux plein de désespoir et la bouche pleine de mots à moitié étouffés.
Sang sang sang partout du sang PARTOUT et sur mes mains et sous les ongles et dans la bouche sur mes gencives du sang du sang du sang du sang partout et c'est ma faute C'EST MA FAUTE le sang est là par ma faute ma faute ma faute ma faute
Elle se répète encore et encore, sans pouvoir s'arrêter, son ventre la brûle de tous les mots qu'elle n'a pas encore dit et qui veulent sortir.
Elle se tord sur son lit, sanglote doucement.
Et puis elle voit ses dés, posés à côté d'elle, immuablement carrés et percés de nombres.
1, 2, 3, 4, 5, 6.
Sang c'est les dés c'est eux le sang sur mes mains c'est eux eux eux eux sang sang sang sang C'EST LEUR FAUTE
Elle pousse un hurlement sauvage, attrape les dés et les projette avec toute la violence contenue dans son petit corps tremblant contre les murs.
Quand ils s'écrasent au sol, elle les ramasse et recommence. Elle veut les voir se briser, se fracasser en tout petits bouts d'os et ensuite elle veut les brûler.
La porte s'ouvre brutalement sur sa tutrice et une Gabrielle vengeresse lui lance les dés à la figure.
Sa tutrice a un sursaut, sa longue colonne vertébrale tressaute d'indignation.
Elle peut pardonner - ou plutôt à peine remarquer - bien des choses. Ainsi elle n'a que faire des larmes de celle qui est censée être sa pupille. Elle se fiche même que celle-ci se révolte contre elle. Mais elle ne peut admettre que Gabrielle cherche à détruire ses dés.
C'est inimaginable. Inanvisageable.
Elle ne peut pas.
La tutrice traîne Gabrielle par les cheveux jusqu'au conseil. Ses genoux raclent le sol et du sang se mêlent aux gravillons plantés dans sa peau, mais Gabrielle ne frémit même pas.
Là-bas, la tutrice parle d'une voix sèche et précise. Elle parle de l'instabilité de Gabrielle, de sa sensibilité exacerbée. Elle parle de son manque de modération dans son usage des dés mais aussi de l'importance qu'ont pour elle ce dont elle décide le sort à coups de lancés. Enfin, elle parle du crime qu'elle s'apprêtait à commettre.
Le conseil est sans appel.
Elle doit partir.
Destination choisie ? Venise.
Gabrielle est Française. Elle parle le français.
Pas l'italien.
Difficulté supplémentaire admise en toute connaissance de cause. Le conseil n'aime pas cette petite trop douée qui se permet en plus d'avoir des regrets. Elle le fait vaciller sur ses fondations, sur ses institutions. Elle - et le futur qu'elle représente - ne lui plaît pas.
Venise donc.
Logement ? Dortoir commun avec d'autres " cas sociaux " n'ayant évidemment aucun rapport avec elle.
Eux ce sont des gens normaux - ordinaires dit le conseil. Humains - insignifiants dit le conseil.
École ? Partagée avec les "cas sociaux" et d'autres élèves à la scolarité habituelle. Il s'agit de la dégoûter du monde ordinaire, de la sensibiliser à l'extraordinaire chance qu'elle a de posséder ses dés.
Argent ? La somme octroyée chaque jour à Gabrielle pour vivre est discutée, débattue, calculée au plus juste et réduite encore un peu, puis soumise à sa tutrice qui condescent à la fournir de sa propre poche.
Le conseil se retire, soulagé. Il a résolu la vie entière de Gabrielle en moins d'une demi-heure.
Mais Gabrielle s'en fiche.
Elle meurt d'envie de voir le monde extérieur. De parler à d'autres personnes, de partager leur vie, de vivre, tout simplement.
Revenue dans sa chambre pour préparer ses bagages, elle caresse ses dés.
Elle les hait de tout son cœur, mais ils lui donnent le pouvoir.
Le pouvoir...
Quelle chose détestable et adorable c'est.

GABRIELLEOnde histórias criam vida. Descubra agora