Le futur au passé

15 2 0
                                    

Les vies trop longues ressemblent à ces galeries si riches en œuvres d'art qu'on se lasse de leur beauté. Les peintures de maître nous épuisent, les sculptures de marbre nous écrasent, les tapisseries fines nous étouffent. On en vient à accélérer le pas, fuyant les merveilles qui s'entassent contre les murs, à la poursuite d'un seul but : sortir, enfin ! Sortir, et n'avoir plus sous les yeux que l'éternel repos d'un horizon vide !


Peut-être est-ce en préparation de ce départ que j'ai fait ôter les toiles qui encombraient mon étude. La vacuité du lieu m'apaise. C'est ironique : me voilà, duchesse connue de toutes les cours pour le faste de mes réceptions, renouant avec la sobriété de ma prime jeunesse...
Le fatras qui ensevelissait mon bureau n'a laissé que trois survivants, trois petits portraits dans leurs cadres en peuplier noir. Je les ai disposés en arc-de-cercle sur le coin gauche du meuble. Il m'arrive de les contempler si longuement que des servantes inquiètes viennent me tirer de mes rêveries pour m'emmener dîner. C'est ainsi : aux vagues agitées des affaires mondaines, je préfère désormais l'écume éphémère des souvenirs.

Il y a d'abord Etienne, mon premier-né, un beau gaillard que l'artiste a saisi dans la force de l'âge. Celui-là est le miroir de son père : il nous a d'ailleurs causé bien du souci en exigeant à cors et à cris d'être représenté à cheval, sur son destrier favori. La bête avait l'amabilité d'un ours à la sortie de l'hiver et guère plus de patience. Je ne peux regarder l'air bravache de mon fils sans me souvenir du jeune palefrenier qui, voulant maîtriser l'animal, avait reçu pour tout paiement la ruade qui briserait ses dents et sa prononciation.
Le portrait qui résulta de ce drame, cependant, est magnifique. Aucun rituel n'égale en puissance celui du sacrifice, m'as-tu sussuré un jour : j'aime à penser que sans l'imprudence désastreuse du palefrenier qui lui avait coûté la parole, il aurait manqué à ce chef-d'oeuvre un soupçon du contraste qui le rend presque vivant.

Vient ensuite Héloïse, qui a suivi son frère de si près que l'accoucheuse, les bras pleins de mon aîné, n'a pas eu le temps de la rattraper. Elle a braillé tout ce qu'elle a pu en tombant, ma furieuse démone ! Le château entier a résonné de ses cris. La bonne servante m'a jeté des regards paniqués ; moi, j'ai ri, épuisée au-delà de la raison et fière de sentir dans ma cadette une vie si ardente qu'elle en éclipsait le soleil.
Son portrait, bien sûr, ne montre rien de tout cela. Les années ont usé ma fille comme la lune attaque les tissus : il ne reste plus, de l'arc-en-ciel éblouissant de mon souvenir, qu'une toile élimée à laquelle la lumière du jour offre parfois le fantôme d'une couleur.

Comme il se doit, la benjamine ferme la parade de mes trois enfants. Les décennies n'ont pas suffi à atténuer l'amertume qui éclot sur ma langue quand je revois son regard chaleureux. Clothilde avait passé sa vie dans une toile de mensonges : la douceur de ses yeux bruns était sans nul doute le premier d'entre eux.
Mon impitoyable dernière-née s'était pourtant présentée au monde sous les pires auspices ! La plus chétive des triplés, elle n'avait daigné sortir de mon ventre que deux longues heures après ses aînés. Les pépiements ravis de mes suivantes s'étaient changés en soupirs navrés à la vue de son visage pâle. Dans une famille plus humble, une enfant si frêle aurait été condamnée : des triplés sont une malédiction, c'est bien connu, et il n'est pas rare qu'un malheureux accident emporte le plus fragile d'entre eux. Comme l'affirment les vieillardes en opinant sagement du chef, une femme n'a que deux seins.

Mais j'étais la duchesse Astrid, pas une paysanne du bas-pays, et j'aurais étranglé de mes propres mains les écervelées qui, déjà, échangeaient à voix basse leurs condoléances. J'avais rendu Héloïse à l'accoucheuse de force. Les dents de la petite avaient ripé sur mon téton en protestation et c'est un premier lait au goût de fer qu'avait avidement tété Clothilde quand je l'avais pressée contre ma poitrine.
Ses yeux clairs s'assombriraient en grandissant, sa peau perdrait cette lividité maladive, mais les lèvres de ma fille garderaient jusqu'à la fin la teinte magenta de ce lait mêlé de sang.


Est-ce ce début difficile qui la jeta sur la voie qu'elle arpenterait par la suite ? Ou, comme je l'ai toujours soupçonné, est-ce dans le terreau des Arts Noirs que sa nature si sombre prit racine ?

Car si toi, sorcier de mon adolescence, tu fus le premier dont le sang baigna mes mains, c'est pour Clothilde que je commis mon premier meurtre.

Oh, je m'en souviens comme si c'était hier... Prends place, fantôme de mes jeunes années, témoin de mes folies, toi dont l'ombre n'a jamais cessé de hanter mes pas : toi entre tous, tu ne me jugeras pas. Prends place et écoute !


L'année touchait à sa fin. Mon lait également. Pendant qu'Etienne et Héloïse gagnaient en vigueur, Clothilde dépérissait. J'observais avec angoisse vaciller la flamme de sa courte existence, je retenais mon souffle à chacun de ses tremblements. Le château bruissait de rumeurs quant à la réaction de mon mari lorsque, revenant des campagnes de printemps, il se verrait père non pas d'un, mais de trois enfants ! Je craignais par-dessus tout de devoir donner raison aux servantes qui murmuraient qu'il n'en resterait bientôt plus que deux.

Ce n'est pas à toi, sorcier, que je dois apprendre le cycle des saisons. L'été est une ère propice à la vie. Or voilà que le père de mes enfants, chair de leur chair, sang de leur sang, s'en retournait parmi nous ; et le solstice approchait...


You've reached the end of published parts.

⏰ Last updated: Nov 06, 2017 ⏰

Add this story to your Library to get notified about new parts!

La petite chambre rougeWhere stories live. Discover now