Par pitié... ou par amour

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- Alors qu'elle allait se coucher, Shana eut un doute. Que pouvait donc faire l'enfant ? Était-il parti ou restait-il devant sa maison ? Était-il accompagné par des adultes ? Au moment où elle s'apprêtait à entrer dans son lit, elle soupira et rejoignit la porte, devant laquelle elle se posa en expirant longuement. Dans un élan de compassion et, surtout, de curiosité, elle ouvrit. Grâce aux éclairs, qui semblaient ne plus pouvoir s'arrêter, elle découvrit, assis dans une flaque d'eau, le petit elfe, trempé, grelottant, qui leva vers elle ses grands yeux emplis de tristesse.

- Elle va le faire entrer, dis ?

- Shana ne voulait pas le faire entrer, mais elle lui lança une couverture afin qu'il puisse se réchauffer, tandis qu'elle tentait de voir si des elfes adultes étaient à proximité. Lorsqu'elle regarda à nouveau vers le petit elfe, elle fut surprise de constater qu'il n'avait pas attrapé la couverture. Il lui demanda : « Pourquoi vous ne me faîtes pas entrer ? ». Agacée, elle lui cria : « Parce que les elfes sont des êtres mauvais ! ».

Curieux, Gaby attrapa la main d'Elly et la tint entre les siennes et accrocha son regard sur sa bouche, attendant fébrilement la suite.

- « Je ne suis qu'un enfant. Je suis perdu, je me suis éloigné de ma famille et j'ai froid. S'il vous plaît, laissez-moi entrer, madame la fée. ». « Non », lui répondit-elle. « Votre espèce est méchante ! ». « Mais vous aussi, vous êtes seule ! Votre maison n'est pas dans le village ». A cette phrase, le cœur de Shana sembla se broyer. Mais elle ne voulait pas admettre qu'elle était comme le petit elfe, quelqu'un d'isolé. Elle, elle était seule parce que les autres la rejetaient pour sa couleur. Lui était seul parce que les elfes sont mauvais. C'était sa faute, à lui. Pas comme elle.

- C'est pas vrai !

- Non, ce n'est pas vrai, mais c'est ce qu'elle pensait, Gaby. Le petit elfe lui demanda alors : « Et pourquoi vous êtes seule ? ». « Parce que je suis noire. », répondit tristement la fée. Mais le petit elfe ne pouvait pas comprendre que cette fée, qui était rejetée pour sa couleur, le rejette pour son espèce. Alors, il insista : « Et ça vous fait plaisir ? ». « Bien sûr que non, maudit elfe ! Tu crois que je suis heureuse de vivre seule depuis cinq cents ans ? Tout cela parce que je suis noire et qu'ils n'aiment pas ma couleur ! ». L'enfant ajouta : « Alors, pourquoi vous me jugez juste parce que je suis un elfe ? ».

La phrase qu'elle venait de prononcer emplit l'âme d'Elly d'amertume. Après tout, ne jugeait-elle pas, elle-même, un peu trop vite le petit Gaby, sous prétexte qu'elle n'appréciait pas particulièrement les enfants ? Ne faisait-elle pas aussi ce qu'elle reprochait aux autres ?

- La question du petit elfe surprit Shana et l'agaça. Elle n'avait jamais fait le rapprochement entre sa haine contre les elfes et le rejet dont elle était la victime depuis si longtemps. Elle ne voulait pas accepter qu'il puisse avoir raison. Après tout, elle, elle n'avait qu'une couleur de différente, lui, c'était une espèce.

- Mais c'est pareil !, s'écria le garçonnet.

La jeune femme sourit et continua :

- Shana eut envie de rentrer chez elle, de laisser dans la flaque d'eau le petit elfe et d'oublier tout ce qu'il venait de se passer. C'est alors que ses yeux croisèrent ceux de l'enfant, dont des larmes perlaient, telles des diamants, lui rappelant ses propres souvenirs. Des heures passées à pleurer devant les maisons du village, implorant un câlin, un sourire ou même un regard de la part des autres fées. A chaque fois, on lui avait fermé la porte au nez on l'avait laissé seule avec sa détresse. « Et si ce petit elfe avait raison », pensa-t-elle. Et si elle ne valait pas mieux que les autres fées. Elle quitta le perron de sa maison et avança, cachant la flamme de sa bougie de sa main, pour éviter qu'elle ne s'éteigne, vers l'enfant. Il était toujours assis dans la flaque d'eau, dessinant dans la boue des soleils. A ce moment précis, tandis qu'elle le regardait un peu mieux, elle vit qu'il ne possédait que trois doigts à sa main gauche. « Comment t'es-tu fait cela ? », lui demanda-t-elle, en montrant sa main. « Je suis né comme ça. Mes parents m'ont abandonné à cause de ça », soupira-t-il en laissant couler des larmes le long de ses joues.

- Comme elle !

- « Mais tu me disais que tu avais perdu ta famille », rétorqua Shana. Les yeux du petit elfe s'embuèrent davantage, et il répondit, entre deux hoquets : « Je me suis enfui... On m'avait vendu comme esclave chez les fées du pays du Nord... ». « J'avais peur que vous ne me laissiez pas entrer si vous saviez que je suis un esclave... ».

- C'est quoi un esclave ?

- Ce sont des gens qui appartiennent à quelqu'un et qui doivent lui obéir...

- Comme un chien ?

- Non, Gaby. Les esclaves n'ont pas une belle vie. Et, s'ils font quelque chose qui ne va pas, leur maître les tue.

- C'est pas bien ! Moi je veux pas les esclaves !

Elly regarda le garçonnet, qui semblait troublé. Décidemment, elle ne savait pas s'y prendre avec les enfants. Elle avait intérêt à trouver une belle chute pour éviter que Gaby ne ferme pas les yeux de la nuit. Elle se posa à côté de lui, dans le lit, et le prit dans ses bras.

- Mais, tu sais, Shana fut prise de compassion. L'histoire de ce petit elfe était triste, bien plus que la sienne encore. Elle lui demanda donc : « Quel est ton prénom ? ». « Je m'appelle Edvard, et vous ? ». « Shana... ». La fée noire réfléchit quelques instants. Le pauvre petit elfe avait été rejeté, comme elle, pas pour sa couleur mais pour son handicap. Allait-elle également le laisser là, tout seul, avec un risque d'être à nouveau vendu ? Allait-elle reproduire ce que les autres lui avait fait subir toute sa vie ? Ou son propre passé et sa propre solitude allaient-ils prendre le dessus ? Dans les yeux bleu-vert de l'enfant, elle revoyait sa propre souffrance, lorsqu'elle tentait, en vain, d'obtenir un peu d'amour de la part de ses semblables, et qu'elle ne trouvait que des portes closes. Elle ne vaudrait pas mieux que les fées du village en le laissant là. En plus, lorsqu'elles le verraient, les fées comprendraient qu'il était un esclave et risqueraient de le rendre à son maître. Peut-être serait-il tué pour s'être enfui, ou alors battu !

Les petits bras de Gaby se resserrèrent encore plus autour du ventre d'Ella, et elle poursuivit, comprenant qu'il avait peur :

- Shana retourna sur le perron, trainant les pieds dans la boue qui la faisait glisser, réfléchissant encore à ce qu'elle allait faire. Continuer sa vie en feignant que rien ne se soit jamais passé, ignorant la possible mort de l'enfant, ou rompre son petit confort et ses craintes envers les elfes en accueillant le petit ? Avant d'entrer, tandis qu'elle se trouvait sur le perron, elle regarda une dernière fois le petit elfe avant de lui dire : « Allez, Edvard, entre ». L'enfant, tout d'abord surpris, se releva doucement. Puis, voyant que Shana maintenait ouverte la porte, il se précipita à l'intérieur de la petite maison et se rua devant la cheminée, qui était encore allumée, afin de se réchauffer. Le sourire qu'il fit à Shana, et les dents blanches qu'il découvrit au milieu d'un visage boueux, réchauffa aussitôt le cœur de la fée, et elle comprit à ce moment précis qu'elle aussi était capable d'aimer. Elle posa ses genoux à terre pour être à sa hauteur et ouvrit ses bras, pour qu'il vienne s'y réfugier. Tout d'abord méfiant, tel un enfant qui n'avait jamais eu le moindre câlin, le petit elfe s'avança vers elle et se blottit contre son corps. Tandis qu'ils étaient comme soudés, profitant d'un simple contact que personne jusqu'à présent ne leur avait donné, elle murmura : « Tu pourras rester ici tant que tu veux, toute ta vie si tu le souhaites, Edvard ». Les petits bras du petit elfe la serrèrent fort autour de son cou, auquel il était suspendu, tandis qu'il lui répondit simplement : « Merci, Shana ». 

La fée noireWhere stories live. Discover now