1 - John Watson

8.4K 624 759
                                    

Les personnages sont ceux des histoires originales de Conan Doyle
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


C'est étrange comme les jours où tout dérape commencent normalement.

À posteriori, on se remémore les gestes, les mimiques, les regards, on inspecte chaque instant en espérant y déceler un indice. La vérité, c'est qu'on ne peut jamais savoir, jamais prévoir.

Ce qui est à la fois excitant et absolument terrifiant, quand on y pense.

Il y avait eu beaucoup de matins innocents, dans mon existence, qui s'étaient avérés trompeurs.

Le jour où j'ai appris que ma mère était morte, par exemple. C'était pendant les vacances scolaires. J'étais à la maison, de retour de mon internat. Je me suis levé. J'ai pris mon petit déjeuner. Il faisait beau. Personne ne m'a rien dit. Comme s'il fallait préserver chaque seconde d'innocence possible, chaque lambeau d'enfance. Et puis je suis allé lui dire bonjour, ou lui demander je ne sais plus quoi. Tout le monde était là, dans sa chambre, en silence. Elle non plus ne disait rien. Elle était dans son lit. Et elle était morte.

Le jour où j'ai découvert que j'aimais les hommes autant - voire plus - que les femmes. Une soirée festive, comme tant d'autres. Beaucoup de boissons. Le souvenir de lèvres chaudes, d'un corps contre le mien, d'un désir partagé. Et, à l'aube, se retrouver à côté d'un autre homme.

Le jour où je me suis engagé dans l'armée. Réveil habituel, tournée matinal de quelques amis. Et puis la lettre de celle qui fut ma nourrice. Mon père était mort. Crise cardiaque. Mon frère avait déjà commencé à dépenser l'héritage pour couvrir ses dettes de jeu et de boisson. Je n'avais plus rien pour vivre. Mes pas m'ont mené je ne sais plus trop où. Et je me suis engagé.

Le jour où j'ai rencontré Holmes. Je pensais passer mon temps à flâner dans le parc, brisé par mon inutilité, noyé de solitude. Et puis une figure familière. Stamford. Une salle d'hôpital. Et un homme extraordinaire, aux yeux perçant, au visage fin, et à l'excitation palpable.

Mais aucun, aucun de ces faux départ n'atteindra jamais le jour où j'ai couché avec Holmes pour la première fois.

C'était un jour brumeux, comme seul Londres peut les faire. Je crois que, pour une fois, même Holmes était heureux de ne pas avoir d'affaire pour l'attirer dehors, où l'on ne voyait pas à deux pas.

Maintenant que j'y pense, si ça se trouve, Londres aussi était dans la conspiration.

Nous nous trouvions devant la cheminée, dans nos fauteuils respectifs. Lui avec sa pipe éteinte, moi avec mon livre oublié sur les genoux. Un schéma mille fois répété, qui me remplissait toujours d'autant de bonheur et de sérénité. Si quelqu'un, un jour, me demandait où était ma place, je lui répondrai sans hésiter « devant la cheminée, à Baker Street, en face de Holmes ». Quoique « en face de Holmes » suffise largement.

Ayant laissé tomber nos activités respectives, comme d'habitude, nous avions commencé à parler, encouragés par la lueur intime du feu et l'impression d'être seul sur terre, dans notre cocon confortable.

Et allez savoir comment, nous étions retombés sur un vieux sujet de débat, mainte fois ressassé entre nous.

-L'amour, Watson, l'amouuur ! s'exclama-t-il avec son habituel ton théâtral. Mais pour quoi faire ? À part servir de mobile à un crime...

-L'amour n'a pas besoin de servir à quelque chose, rétorquai-je. Il est son propre but, sa propre fin. Il se suffit à lui-même.

Il écarta l'argument d'un geste de sa main.

-Enfin, Holmes, vous ne pouvez nier qu'il y a un certain plaisir ... dans l'acte au moins !

-La cocaïne me paraît plus sage à côté. Quoi que vous puissiez en dire, ses effets sont moins destructeurs, et certainement à moins long terme !

-Je puis vous assurer, dis-je en riant, que l'amour physique dépasse de loin ce que la cocaïne peut vous apporter !

-Vraiment ? Lança-t-il, le regard perçant.

Là. Voilà. C'est précisément à cet instant-là que j'aurais dû commencer à me méfier.

-Mais oui ! Et croyez-moi, dis-je sur le ton de la plaisanterie, en tant que connaisseur...

Il me jeta un regard amusé. Mon cœur rata un battement. Ou deux.

-Oh, fis-je, au comble de l'embarras, Holmes, vous voulez dire que vous n'avez jamais... Jamais...

Il écarta les bras, fataliste.

-Watson, qui voudrait coucher avec moi ?

Je déglutis. La terre entière, par exemple.

-Vous... Euh... Vous sous-estimez votre charme, Holmes...

Il eut un petit rire.

-Vraiment, Watson ? Vous coucheriez avec moi ?

Si j'avais eus du thé dans la bouche, j'aurais tout recraché par terre.

-Vous voyez, dit Holmes sans amertume ni tristesse, rien que la satisfaction d'avoir démontré sa théorie.

-Mais vous êtes, heu... Vous êtes un homme, Holmes.

-Je suis au courant, mon ami. Mais je ne crois pas que ce genre de considération vous ait arrêté auparavant. Ne faites pas cette tête ! Vous devriez savoir, à présent, que je lis en vous comme dans un livre ouvert... Même quand vous revenez de votre « club ».

Je me sentis rougir furieusement.

-Bref, dit le détective en s'étirant, j'avais raison.

J'étais piégé. Si je lui mentais, il croirait qu'il était sans charme, et je ne voulais pas que mon Holmes puisse penser un instant qu'un aspect de sa personne était sans intérêt.

-Bien sûr, Holmes, que je coucherais avec vous...

Il eut l'air surpris.

-Vraiment ?

Puis la pensée parut se frayer un chemin jusqu'à son cerveau. Il réfléchit un instant, puis eu un petit sourire.

-Eh bien, Watson, ça me paraît le moment idéal pour prouver vos assertions.

-Mes assertions ? Répétai-je d'une voix blanche.

-Que l'amour physique est un stimulant plus efficace que la cocaïne !

-Vous voulez que je... Que nous...

-Oh, ne vous en faites pas, mon cher ami, ce n'est qu'à but expérimental ! Notre relation s'en trouvera totalement inchangée.

-Mais vous n'avez pas peur de... Euh... de vous proposer comme ça, juste à des fins... expérimentale ?

Il sourit gentiment.

-Ce n'est pas comme s'il s'agissait de n'importe qui. Je sais que vous ne me feriez pas de mal. Et, à vrai dire, vos insistances à me contredire sur ce sujet ont avivées ma curiosité.

Il se leva, comme si l'affaire était entendue, et se dirigea vers sa chambre.

-Vous venez, Watson ?

Je ne sais pas pourquoi je l'ai suivi. Enfin, si, je le sais. Mon corps et mon cœur le savent parfaitement. C'est ma raison qui me lance - encore aujourd'hui - des regards stupéfaits et désespérés.

Ce qu'aimer veut dire (Victorian Johnlock)Where stories live. Discover now