Chapitre 1 : Le chevalier de pierres

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Les jardins du palais royal étaient sans doute les plus beaux du monde, d'après ceux qui y avaient déjà mis les pieds. Et en effet, il était vrai qu'ils dégageaient un certain charme. En été, ils étaient envahis de fleurs dans un festival de couleurs virevoltantes, elles-mêmes surplombées par de hautes statues ciselées avec finesse et entourées d'arbres fruitiers gorgés de fruits juteux. En hiver, les jardins revêtaient des allures de cimetière enchanté, et les fleurs d'étoile se mettaient à briller dans une douce litanie qui bercerait le plus tourmenté des esprits, perçant la brume qui s'y répandait comme l'espoir brise le chagrin.
Cependant, au moment du récit, c'était l'automne. Cette saison était sans doute celle qui mettait le moins en valeur le potentiel des lieux. L'aube éclairait d'une lueur orangée les arbres qui commençaient à se dépouiller de leurs attraits, les fleurs qui disparaissaient doucement au profit des fleurs d'étoile qui n'avaient pas encore germé et surtout le sol qui se retrouvait jonché de centaines de milliers de feuilles.
C'était sur ces feuilles que Gravin essayait de marcher depuis bientôt trois heures, ses lourdes bottes de métal n'offrant pas une adhérence des plus optimales sur la surface organique... Pour combler sa malchance, il avait plu la veille, ce qui avait rendu l'endroit bien plus glissant qu'il n'aurait dû l'être. Il poussa un soupir rauque après avoir évité de peu de s'aplatir sur le sol, ses bras écartés dans l'espoir de se stabiliser un peu. Où était encore passée cette satanée fillette ? Et pourquoi, pourquoi était-ce à lui que revenait la tâche ingrate de la chercher ?
Il fallait le comprendre : Il n'était pas un simple soldat. Gravin était chevalier. Il avait travaillé très dur pour obtenir cette promotion, et il était certain que jouer les garderies en glissant sur les feuilles mortes d'un jardin, fût-il le plus beau du monde, n'était pas l'un des vœux que les chevaliers faisaient lors de l'adoubement. Mais hélas, jurer de servir fidèlement la famille royale en était un. Lui qui rêvait de grandeur et de combats titanesques, devait ainsi se résigner à courir - enfin, marcher avec précautions - après la princesse qui avait lâchement profité d'un moment infime d'inattention pour échapper à sa surveillance.
Il se gratta le menton et quelques cailloux tombèrent par terre. Il pesta. Il avait la roche effritable, en ce moment. L'oisiveté allait finir par le ramollir...
Il entendit soudainement un bruit de chute, et se figea. Pour faire un impact pareil, on devait tomber de haut... Quelqu'un s'était-il faufilé dans le château en passant par-dessus la muraille ?!
Si c'était un intrus, Gravin n'avait pas le temps d'être discret. Il se précipita tant bien que mal vers l'origine du bruit, son armure complète produisant un vacarme tel qu'il accéléra encore. En arrivant sur les lieux, il n'eut le temps que de voir une chevelure argentée avant de finalement perdre l'équilibre, glisser et tomber sur le sol. Il n'y avait qu'une seule personne au royaume à avoir des cheveux pareils, et il se demanda comment la princesse avait pu produire un bruit d'impact aussi fort en restant au sol. Elle se pencha vers lui, la main tendue, et il put sentir son regard le fixer avec inquiétude.
"Chevalier Gravin ? Demanda-t-elle de sa voix enfantine. Vous allez bien ?"
Il soupira en se relevant.
"Princesse, cela fait trois heures que je vous cherche."
Il remarqua l'état de sa belle robe, autrefois d'un rouge flamboyant, maintenant couverte de poussière.
"Qu'avez-vous fait pour que votre robe soit dans cet état ? Demanda-t-il d'un ton inquisiteur."
Gravin était sûr que si son œil droit avait pu s'ouvrir, il se serait écarquillé alors qu'elle regardait ses vêtements d'un air coupable. Il paraissait qu'elle était née l'œil fermé. En toute honnêteté, Gravin n'en avait rien à faire.
"J'ai trébuché, et je me suis rattrapée sur le mur, débita-t-elle à toute vitesse en évitant avec soin le regard du chevalier. Il est très poussiéreux..."
Elle avait toujours été une horrible menteuse. Il était évident aux yeux de Gravin qu'elle s'était essayée à l'escalade, mais que ses essais s'étaient révélés infructueux. Il décida de ne pas insister, lassé.
"Dans tous les cas, vous rentrez avec moi. Dépêchez-vous, votre mère va s'inquiéter si vous ne rentrez pas avant la nuit !"
Devoir courir dans les jardins pour retrouver une princesse qui tentait d'escalader des murs, je vous jure !
Après l'avoir remise à sa nourrice, Gravin décida qu'il était temps de faire un peu d'exercice. Le palais possédait une salle d'armes spacieuse et équipée, parfaite pour les entraînements à l'épée. Par chance, c'était justement son arme de prédilection.
Il entra dans la salle sans frapper, en habitué des lieux, et seuls ses réflexes de chevalier lui permirent de rouler sur le côté à temps pour ne pas se faire embrocher par une lance.
"Ah, pas de chance ! Je t'ai manqué, fit malicieusement une voix haut perchée."
Gravin soupira longuement en toisant la jeune femme qui lui faisait face et ses grands yeux violets pétillants de malice. C'était une bimaine, elle était donc humaine jusqu'à la taille, tandis que son postérieur était celui d'une biche. Entre elle et un homme pierre, autant dire que l'ordre des chevaliers ne comptait pas beaucoup d'humains.
"J'ai eu une longue journée, Zel."
Celle-ci toisa ses bottes couvertes de boue et de feuilles.
"Je vois ça. Match ?
-Non, désolé, je suis fatigué..."
À la vitesse de l'éclair, il dégaina et asséna un violent coup d'épée sur le côté. Zel l'évita sans problème d'un bond, et profita du fait que Gravin soit emporté dans son élan pour le frapper avec sa lance. Celle-ci heurta l'armure de son adversaire dans un tintement retentissant.
"Point pour moi ! Sourit-elle d'un air mutin. Je ne voudrais pas émousser mon petit bijou, ajouta-t-elle d'un air ennuyé en jetant un regard affectueux à sa lance démesurément longue, peut-on aller chercher des armes d'entraînement ?"
Gravin eut un sourire pour la première fois de la journée. De tous les chevaliers, Zel était la seule qui le vainquait haut la main.
Après leur long combat qui se solda évidemment par une victoire éclatante de la jeune femme, celle-ci passa le reste de la soirée à donner des conseils avisés à son camarade, qui l'écouta avec attention. Alors qu'il l'entendait parler avec passion, il eut un petit soupir. Bien qu'il se serait laissé tuer plutôt que de l'admettre, il admirait la jeune femme et sa conviction sans faille, ainsi que la bravoure qui se cachait derrière chacun de ses gestes. Et lui, qu'est-ce qui le motivait ? Rien d'aussi noble, c'était sûr...
Le soleil avait décliné depuis longtemps à travers la lucarne de la salle d'entraînement quand Gravin en ressortit. Il était temps pour lui d'aller se coucher. Il emprunta une série de couloirs connus des chevaliers seuls, pour gagner du temps, quand il se stoppa brusquement. Il entendait des voix à travers la porte... Pas n'importe-quelle porte. La porte de la réserve des magiciens.
"Je ne sais pas combien de temps la couverture va tenir, chuchotait une voix légère comme de la soie.
-Chut ! L'apostropha une autre voix aux accents durs. On nous écoute !"
Profondément perplexe, Gravin s'en alla avant d'être découvert. Qu'est-ce que les mages trafiquaient de si secret qu'ils avaient besoin de jeter un sort pour détecter les fouineurs ? Cela ne disait rien de bon au chevalier...
C'était décidé, le lendemain, il allait tenter de tirer tout ça au clair.
Perdu dans ses pensées, il n'aperçut pas la personne dans laquelle il rentra par inadvertance. Dans un grand bruit de collision, elle fut projetée à terre, tandis qu'en sa qualité d'homme pierre, Gravin n'avait rien senti. Il lui tendit la main pour l'aider à se relever, distrait. C'était une servante du château à la peau noire et aux courtes boucles brunes, et elle transportait une pile impressionnante de serviettes de table. Elle lui attrapa la main avec réticence, puis marmonna une excuse avant de s'éloigner. C'était la réaction de la plupart des inconnus face au chevalier. Après tout, les hommes de pierre se trouvaient rarement à une position aussi élevée... Il ne fallait pas oublier que la plupart étaient une ressource infinie de matières premières. Gravin n'était qu'un granite, mais ses congénères rubis ou saphirs étaient pour la plupart enfermés dans un atelier des bas-fonds du pays, à se faire soigneusement arracher l'épiderme pour qu'il repousse ensuite...
Qu'ils essaient encore de lui faire ça, tiens ! Se ragaillardit-il. Comme les autres fois, il ne se laisserait pas faire. Plus jamais.
D'un pas décidé, il avança vers sa chambre.
Le lendemain, sa vie changerait à tout jamais.
Mais il l'ignorait encore alors qu'il s'affalait, épuisé, dans sa couche de pierres précieuses.

***

Mélodie se pencha par-dessus le haut muret de pierres, incertaine. Le soleil qui brillait au-dessus de sa tête déclinait rapidement derrière la ligne d'horizon, il n'était qu'une question de temps avant que les gardes ne la trouvent. Il fallait qu'elle se dépêche, et pourtant, elle hésitait encore. Elle observa le paysage qui s'étendait paresseusement devant ses yeux. Elle ne pouvait apercevoir qu'une plaine à l'herbe grasse et verte, débordant du chant des grillons et bordée par une épaisse forêt de pins qui laissait s'échapper le chant naissant des oiseaux. Elle pouvait même, si elle tendait l'oreille, entendre des enfants jouer non-loin, sans doute des bimains à entendre leurs pas agiles. Mais elle savait que le monde était tellement, tellement plus vaste que ce qu'elle pouvait en percevoir.
Le monde extérieur, celui contre lequel on la mettait en garde depuis qu'elle était enfant. Celui dont elle rêvait depuis qu'elle avait l'âge de rêver. Et pourtant.
Pourtant elle hésitait. Elle pensait au visage de sa mère lorsqu'elle la regardait, comme si elle était son trésor le plus précieux, son joyau le plus sacré. Pouvait-elle vraiment la laisser pour des raisons aussi égoïstes qu'un rêve ? Et les gardes dont elle avait trompé la surveillance, n'allaient-ils pas subir les conséquences de ses actes à sa place ? Mère pouvait être réellement terrifiante par moments...
Elle soupira, et se résolut enfin à faire demi-tour. Un jour, elle sortirait. Un jour.

La petite fille au cœur d'orWhere stories live. Discover now