La forêt du Diable

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 On marchait depuis des jours. Non, des semaines. On traînait les restes de notre village sur notre propre dos, ce qui se résumait à de pauvres besaces presque vides et quelques ballotins de vivres rassies. On en avait croisé, des hameaux, mais rares étaient ceux qui avaient accepté de nous vendre un peu de nourriture, alors autant vous dire que celui sur lequel on venait de tomber était un véritable miracle : non seulement le chef avait accepté de nous fournir des ressources, mais il avait également proposé de nous faire escorter à travers la forêt qui bordait le village. La Forêt du Diable, comme l'appelaient les habitants.

Personne n'avait eu besoin de plus d'explications pour comprendre l'allusion. En même temps, dans un monde où des créatures angéliques et démoniaques avaient atterri sur terre pour déclencher l'apocalypse, rien d'étonnant à ce qu'un Diable ait décidé de s'installer à six kilomètres du village pour en torturer ses habitants. Mais ce que je comprenais plus mal, en revanche, c'était comment ces gens réussissaient à mener une vie aussi stable avec un monstre en guise de voisin...

– Donc, votre village a été détruit..., constata tristement Gabriel en brisant le silence qui s'était installé pendant notre pose sandwich. Un Archange, c'est ça ? Bordel, même les forces du bien s'y sont mises...

Je levai les yeux vers mon guide avant de les rabaisser aussitôt, éblouis par le soleil de midi qui filtrait entre les branches et les souvenirs douloureux de ce terrible jour de carnage. C'était très difficile pour moi d'en parler, ainsi que pour la petite dizaine de survivants qui mangeaient innocemment tout autour de nous, mais Gabriel était vraiment un chouette type : c'était lui, guérisseur du hameaux, qui s'était porté volontaire pour nous faire traverser la forêt, périple qu'il gérait avec brillo depuis notre départ. Et en plus d'être gentil, il était plus loquace que la plupart des habitants, il n'avait jamais rechigné à répondre à mes questions et s'était toujours montré compatissant... Tout le monde savait à quel point je pouvais devenir chiant lorsque j'avais besoin de réponses ! Alors je trouvais cela normal de lui expliquer ce qu'il m'était arrivé. Son chef n'avait sûrement pas eu le temps de le lui en parler, vu la vitesse à laquelle les choses s'étaient enchaînées.

– Ouais..., répondis-je en triturant la manche de ma tunique immaculée. Un Archange a débarqué à côté de notre village et s'est mis en tête de purifier tout le monde.

Purifier ? répéta Gabriel, m'invitant à continuer mon histoire.

– Pas de vol, pas de dispute, une organisation drastique des règles, restriction de la nourriture... Le pire, c'était les pêchés capitaux. Un seul coup de colère et tu pouvais perdre ta tête en moins de temps qu'il fallait le dire. Pareil pour la gourmandise, et surtout la luxure... On cachait les femmes enceinte pour les faire sortir en douce de peur qu'elles se fassent buter. En gros, on devait jouer le rôle d'automates sans émotions pour survivre et suivre les ordres de l'Archange comme de gentils petits toutous.

Gabriel m'écoutait sans rien dire. Je pris une grande inspiration et continuai :

– Tout a dégénéré le jour où un animal sauvage a réussi à s'infiltrer dans la cuisine principale sans se faire voir. C'était un loup, je crois, et lorsque le cuisinier du jour est arrivé pour préparer le repas, l'animal l'a attaqué : le type s'est défendu avec son couteau et a tué le loup. Quand l'Archange a appris ça, il a ordonné à ses anges de canarder le village en nous traitant d'hérétiques. On a pris ce qu'on pouvait et on s'est enfuit... Nous, les survivants, je veux dire. C'était déjà trop tard quand la colère des anges nous est tombée dessus, beaucoup sont morts à cause de ça...

J'avais beau être un mec éduqué par la société du XXIe siècle, j'en avais pleuré, des litres de larmes, à cause de ce putain d'Archange. Tellement que je n'arrivais même plus à verser la moindre larmichette en parlant de ça. Tellement que je ne pouvait même plus évacuer la souffrance que m'apportait le souvenir de ma petite amie, les yeux voilés par la mort, méconnaissable tant les anges l'avaient déchiré de part en part. Cette dernière image m'obligea à abandonner les restes de mon repas aux fourmis qui grimpait sur ma chaussure, le cœur au bord des lèvres.

À travers les MondesWhere stories live. Discover now