Crash

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Il y a un ciel plein d'étoiles et cinq cents personnes autour de moi hurlent alors que ça ne changera plus rien. Tout comme eux, je suis engagé dans une chute à mille kilomètres heure vers le sol. Je dis sol mais il s'agit en fait de l'océan Atlantique. Pour une raison ou pour une autre, l'avion qui nous transportait ne terminera jamais les cinq heures de vol qu'il lui reste.

Je vais mourir.

C'est étrange. La mort semble être une chose acquise, chacun nait, chacun meurt, on le sait depuis le début, et pourtant, depuis que les masques à oxygène sont tombés du plafond, je me rends compte que je ne l'ai jamais vraiment su. Seulement maintenant, maintenant que les objets volent à travers la carlingue, maintenant que mon voisin de siège se frappe la tête contre le hublot, maintenant qu'une tâche d'urine se dessine sur le pantalon de mon autre voisin. J'ai passé le masque à oxygène et je prends des grandes bouffées paniquées comme on l'attend d'une future victime de crash aérien uniquement parce que le masque qui pendouille après une chute brutale me rappelle un peu trop un pendu se balançant au bout de sa corde.

Je travaille dans le milieu de la boxe. Je suis soigneur. Vous savez, dans les rencontres, ces hommes sans nom qui restent bien sagement au coin du ring pendant que les gorilles se mettent la tête en travaux sous les cris de joies des spectateurs. Mon métier, c'est d'essuyer le sang. Fermer les plaies. Dégonfler les hématomes. Même si vous êtes passionnés vous n'avez probablement jamais vu mon visage. La télévision coupe toujours le moment où je fais mon travail. Vous savez, quand une fille en bikini monte sur le ring pour annoncer la prochaine reprise, c'est à ce moment que j'ai soixante secondes pour réparer un visage martelé. Donner l'eau à boire. Passer le coagulant.

Quand la caméra zoome sur la fille j'éponge le sang.

Cadrage sur le sourire, je referme une arcade.

Clin d'œil aux spectateurs, je cautérise un nez ouvert.

Gros plan sur les seins et je prie pour que l'œil droit n'ait pas d'hémorragie interne.

En soixante secondes les spectateurs ont repris un soda, racheté du popcorn, se sont rendu compte qu'ils ne seront jamais satisfait sexuellement par leurs femmes. Une fille en maillot de bain a fait son petit tour sur le ring. Mes mains sont dans une serviette pour faire partir un sang qui n'est pas le mien.

Les boxeurs sont de retour au centre du ring. La sueurs fait briller les muscles sous les projecteurs. Les femmes se rendent compte qu'elles ne seront jamais satisfaites sexuellement par leurs maris. L'entraineur hurle quelque chose et je vois les bookmakers courir autour de la salle. Dans le carré VIP, des serveurs apportent plusieurs bouteilles de champagnes dans un énorme seau à glaçon. Des feux de Bengale brûlent au milieu des bouteilles.

Je n'ai jamais pu avoir ma carrière de boxeur. Un décollement de la rétine quand j'avais dix-huit ans m'a interdit l'accès à une carrière professionnelle. Je ne me suis pas plains. Ce n'étais pas mon genre. J'ai continué comme je pouvais. Et pendant un moment tout allait bien. Mais là, à cette minute, je veux être un de ces colosses qui se décalquent sous les clameurs de la foule. Pas pour l'argent. Pas pour la gloire. Pas pour devenir une publicité pour chaussures. Je veux me prendre un poing en pleine face. Je veux être aveuglé par mon propre sang. Je veux chercher en vain mon souffle après un crochet au foie. Je veux me rappeler que je peux continuer à avancer même si ma paumette gauche est ouverte, même si mes oreilles sonnent, mêmes si mes bras sont plus lourds que l'indifférence du monde entier. Je veux oublier les bookmakers et le public qui hurle. Je veux voir les feux du Bengale transformer le carré VIP en torche. La cloche sonne, je vois mon boxeur revenir vers moi et il faudra que je plaque ma main contre son visage quand je lui donnerai à boire pour que l'eau ne sorte pas par sa joue déchirée.

CrashWhere stories live. Discover now