Chapitre 6 Entretien

116 11 5
                                    

Il y a des gens à qui leur mort donne l'existence.

Cette formule est celle qui ornemente le bureau de mon second mentor, Ezio, un des personnages publiques les plus populaires de mon époque.  De quoi donner le ton, pourrait-on dire. Mais je reste stoïque. Après tout, cette phrase ne devrait même pas me surprendre face aux valeurs contemporaines défendues.

Stratégie. Efficacité. Pouvoir.

Meurtre.

- Comment te sens-tu, ma belle ?

Surprise, parce que j'étais censée rester avec les autres au shooting photo. Ébahie par l'ascenseur transparent de l'immeuble aux innombrables boutons qui m'a amenée ici. Angoissée à l'idée de la conversation imminente.

- Bien.

La mâchoire crispée, je le fixe, lui et ses cheveux d'un bleu inimitable. Je demeure debout devant lui, devant cet homme réputé si intouchable, affalé sur son fauteuil bleu clair, les pieds nonchalamment jetés sur son bureau. Jamais, ô grand jamais, je ne me serais imaginée dans cette situation. Je ne sais pas pourquoi il m'a été assigné en tant que mentor, et je suis résolue à le découvrir.

Il fait claquer sa langue.

- Chérie, va falloir développer un peu.

- Pourquoi je ne reçois pas le même traitement que les autres ?

Ma voix tremble malgré moi, tendue, à l'affût des moindres mauvaises paroles qui pourraient surgir de ma gorge. Je jette un rapide coup d'œil vers l'un des trois murs vitrés de la pièce. Elle me renvoit le reflet d'une petite fille hargneuse et pourrie gâtée, les yeux exorbités, les joues rouges, les poings serrés. Ezio me sourit, dévoilant des dents parfaites, d'un blanc éclatant, dignes d'une pub pour dentipâte.

- Oh je vois, le petit ange est capricieux.

- Ce n'est pas...

- Vois-tu, je ne t'ai pas fait venir ici pour rien.

- Arrêtez ça tout de suite.

Je fulmine. Le sang afflue vers mon visage.

- Plaît-il ?

- On se croirait dans un vieux film de science fiction des années 2000. Franchement. Votre manière de parler est trop scénarisée, ça ne sert à rien d'en rajouter. Il ne manque plus qu'un verre de whisky et un généreux cigare pour incarner le bon gros cliché du méchant populaire original pleins aux as !

Ezio hausse un sourcil.

- Voyez-vous ça.

Il se lève et se rapproche progressivement de moi.

- Il n'y a pas de cigare dans les films deumilliens de science fiction. Des vaisseaux spatiaux, des mutants, des aliens, des voitures volantes...

Médusée, je regarde devant moi, cherchant à tout prix un moyen d'éviter de croiser son regard.

- Mais pas de cigare. Cesse de dire n'importe quoi, je parie que tu n'as pas vu la moitié du peu que j'ai visionné aux archives gouvernementales.

Hautain et suffisant..

Il s'arrête à côté de moi.

- Sans moi, tu peux dire adieu aux sponsors. Aux meilleurs entraîneurs. Aux alliances. À la vie. Ta vie.

Son visage est à quelques centimètres du mien.

- Et tu tiens à ta vie, n'est-ce pas ?

Je ne réponds pas. Son haleine empeste l'alcool, mais je ne bronche pas.

- Parfait !

Il retourne à son bureau d'un pas joyeux et claque des doigts. Un majordome fait son entrée, portant un plateau. Deux verres et une bouteille.

- Portons un toast !

Il prend la bouteille et verse un liquide grisâtre dans les deux verres. Des tourbillons se forment alors dans l'étrange mixture. De minuscules cyclones autonomes, qui ne peuvent en aucun cas être naturels.
Ezio me tend alors celui de droite, accompagnant son geste d'un sourire enjôleur.

- À toi ! Morgane, j'ajoute que ce n'est pas une option.

Je ne réponds pas et lui prends le verre de gauche. Autant être insolente jusqu'au bout.
Il éclate de rire, renifle son verre, et le boit cul sec.

Je trempe les lèvres dans mon verre. Un délicieux goût de raisin reste sur ma langue, le liquide enrobant délicieusement chaque papille de ce muscle sensoriel. Étonnée, les yeux fermés, je déguste l'empreinte odorante de cet alcool étranger, si doux et cependant si vif. Dans le commerce, il n'y a que du hagdae, un alcool tellement brut et tellement fort qu'il peut servir de désinfectant pour laver le distributeur familial de nourriture.

Je me décide à prendre une gorgée, et savoure le passage de la substance dans ma gorge, puis sa descente inéluctable dans mon oesophage. J'ai une envie irrésistible d'en reprendre. Une envie... Si irrésistible... Je m'apprête à déguster une autre gorgée de ce breuvage si sublime quand on m'arrache le verre des mains. Je pousse un cri de protestation.

- Hé !

- Voyez-vous, c'est exactement l'effet que vous me faites ! Vous êtes une admirable déception, mademoiselle Vahina. À l'extérieur une extraordinaire
machine de guerre insensible comme je les aime, à l'intérieur une faible et fragile adolescente capricieuse, bourrée de défauts.

La boisson avait été si exquise que j'en oubliais le monde qui m'entourait.

- Qui sait ? Si vous aviez pris le verre de droite que je vous tendait poliment, peut-être que vous vous sentiriez moins dépendante, plus forte, plus en confiance avec vous-même. Nous aurions pu collaborer, qui sait ?

Quel gâchis... Un si bon breuvage...

- Mais, à votre funeste habitude, vous avez préféré rester fidèle à vous même. J'avoue que je ne peux que louer ce trait de votre caractère si exécrable : la détermination. Mais elle est tellement inutile dans les circonstances actuelles... Lorsque je vous ai vue, j'ai cru en vous. Il arrive en effet que je me trompe. Mais jamais je n'avais été aussi à côté de la plaque.

Le sol bouge sous mes pieds, j'ai un horrible mal de crâne. Je vois une ombre qui se penche sur moi.

- Vous dégagiez quelque chose d'unique. Une aura... de mystère, qui m'a de suite attiré. Même votre comportement revêche ne m'empêchait pas de le voir.

Depuis quand est-ce que je suis par terre ?

- Mais vous n'êtes qu'une gamine. Une gamine qui, malgré tous les reproches qu'elle adresse mentalement au gouvernement, ne cherche même pas la révolution. Qui ne fait rien à part de rien faire.

La révoluquoi ?

- Incapable, voilà le mot. Idiote, pourrait-on dire. Mais surtout incapable, fragile, odieuse, sans ambition, faible. Faible ! Qu'est-ce qu'on fait avec des pions faibles ?

Le sol est tellement doux et frais. Je veux m'y allonger et m'y endormir d'un sommeil profond.

- On les SACRIFIE !

J'ai l'impression d'entendre une mélodie. C'est amusant alors je ris.

- Morgane, reprenez vos esprits. Les symptômes du manque mettent quelques minutes à s'effacer, rien de bien méchant.

Cette voix... On dirait un ange !

- Laissez moi en reprendre...

- Morgane...

Oh non, la voix s'éloigne !

- Juste une goutte... Une...

J'essaye d'attraper l'ombre. Mes bras fendent l'air et mes jambes cèdent sous mon absence d'équilibre.
J'étais donc debout ?

- Immobilisez-la, exécution.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Dec 21, 2018 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

La Tour HasardeuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant