15. L'inconnue

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« - Salut, dit une voix féminine en s'approchant de moi.

Je tourne la tête et découvre Elea, dans une robe jaune à bretelle.

- T'es pas avec Amy ?
- Non. Dis, tu ne veux pas me laisser me soûler tranquillement, s'il te plaît ?
- Qu'est-ce qu'il en va pas ?
- Pourquoi il devrait forcément y avoir quelque chose qui cloche ?
- Alec, tu viens quand même de me demander de te laisser te bourrer la gueule, seul. Je ne suis pas si conne que ça !

Je la regarde, le sourcil arqué et elle fait mine d'être choquée, ce qui m'arrache un faible sourire. J'avale une gorgée de whisky-coca, assis sur le bord de la piscine, les pieds dans l'eau.

- Je n'aurais pas du lui dire que je l'aimais, je lâche.
- Parce que c'est faux, pas vrai ?

J'hoche timidement la tête.
- Je l'aime bien, Amy. Mais c'est platonique, tu vois ? Il ne se passe jamais rien, et son caractère est sympa, elle est posée, puis elle est vachement belle...
- Mais ça n'est pas comme avec ton ex, conclut-elle.
- En quelques sorte.
- Mais ça ne le sera jamais, Al. Dans toutes les femmes que tu rencontreras aucune ne sera comme elle. Et si tu cherches la fille qui lui ressemble le plus, tu ne l'aimeras qu'à travers elle. C'est pour ça que ça n'est pas plus mal que Amy soit si différente de... elle s'appelle comment, au fait ?
- Betty. Elle s'appelle Betty.

Elle pose sa main sur mon épaule.

- Tu comptes la quitter ?
- Non. Surtout pas. Peut être que le temps me fera l'aimer. »

***

« - Bonjour à tous. A vos places, s'il vous plaît. Dante et Archie si vous vous mettez à côté c'est à vos risques et périls. Aujourd'hui, on entame un nouveau sujet, j'essayerai de vous rendre les anciens avant les vacances.

Les vacances commencent vendredi soir, soit demain. Cette perspective me ravit, car j'ai l'impression que tous nos professeurs se sont passé le mot de nous infliger un maximum de devoirs et de contrôles. La prof circule entre les grandes tables de la salle d'arts plastiques et distribue à chacun une feuille annonçant les consignes. Elle la lit à l'ensemble de la classe :

- Exprimez l'inconnu.

Les élèves murmurent entre eux : c'est la première fois qu'un sujet se veut aussi bref.

- Vous avez trois séances et vous pouvez le faire également chez vous, tous les moyens plastiques sont autorisés, format libre. Loey ?
- Qu'est-ce que vous voulez dit que par l'inconnu ? Parce que c'est assez vague. Vous parlez de la personne ou de l'inconnu, du style la mort ?
- Absolument comme vous voulez. Parlez moi de votre inconnu, la première chose qui vous vient à l'esprit. Parlez moi de ce que vous voulez faire comprendre.

Je prends une toile blanche du plus grand format disponible (environ 80cm sur 40). Deux possibilités s'offrent à moi : dessiner à propos d'une autre chose que la première chose qui me passe a l'esprit, ou peindre cette dernière. Mais cela me mettrait à nu et elle au passage, au sens littéral.
Je respire un coup, sors mon crayon à papier et entame la silhouette à traits légers.

***

Il est une heure du matin passée. Nate et moi avons dormi dans l'appartement hier pour la première fois. Une quantité de cartons impressionnante bloque le salon et la cuisine. La plupart des affaires lui appartiennent, on ne peut pas dire que je sois très encombré ni que j'avais beaucoup de biens en arrivant ici. Il est assez spacieux et clair, et encore une fois le compte en banque de Nate a bien aidé. Même en travaillant d'arrache pied au pub TheBarCorner le mardi et le jeudi soir ainsi que quelques nuits en week end et en vacances, j'ai tout juste de quoi payer une petite partie du loyer, la bouffe et la quantité impressionnante de choses que j'ai découvertes en atteignant la majorité.
Ma chambre n'est pour le moment remplie que de mon lit, mon bureau et mon armoire que les déménageurs ont installés. J'ai également ajouté au bord de la fenêtre un de mes chevalets.
J'ai un budget spécial pour mon matériel de dessin. En début d'année, j'y ai placé deux cent euros des mille que m'ont donné l'hôpital pour ma « reconstruction mentale ».
Mais je me suis rendu compte que si je ne voulais pas peindre avec de la peinture à moitié pigmentée et des pinceaux dont les poils s'en vont, je devais réellement investir.
Je me retrouve donc avec un atelier entier dans ma chambre neuve.
J'ai bossé plus de cinq heures d'affilée, sur ce tableau tant j'étais inspiré.
Au début, je m'étais couché, mais ne trouvant pas le sommeil, je m'étais levé et avait continué de peindre en caleçon, fumant quelques clopes de temps en temps.
La pièce puait le tabac alors j'ai ouvert la fenêtre, et même si peu habillé je n'avais pas froid.
Le résultat de mes heures de peinture est vraiment satisfaisant.
Il s'agit d'une femme, allongée nue dans un lit. Ses yeux à moitié ouverts laissent apercevoir des iris bleus océan, la légère lumière jaune se reflète sur ses lèvres épaisses et rosées, sur ses paupières presque closes, ses épaules dorées et sa poitrine nue. Des cheveux noirs en pagaille encadrent son visage qui berce dans un halo de lumière. Une frange cache à moitié ses sourcils et les draps blancs uniquement son intimité, laissant voir ses hanches généreuses, ses nombreux grains de beauté dont un sous son sein gauche. Ses pieds dépassent du lit et les ongles sont vernis de noir.
Elle est exactement comme dans mes souvenirs. J'ai appuyé sur certains détails, comme l'emplacement exact de ses grains de beauté et de ses taches de rousseur, sa paupière gauche légèrement plus large que la droite, ses clavicules voyantes et ses mains fines et frêles.
Les draps sont cependant à retoucher, comme les zones de lumière qui ne ressortent pas assez à mon goût. Je le ferai demain, quand tout sera sec.
Je me laisse tomber sur mon lit, en fixant le tableau. Il est tellement réaliste que je m'y croirais presque, allongé à côté d'elle sur le matelas le plus inconfortable de New York. Je me revois à passer mes doigts sur ses lèvres, ma bouche sur chaque parcelle de sa peau.
Je ferme les yeux très fort, comme pour empêcher des images atrocement géniales de me revenir en mémoire. Elle me manque tellement. Je passe mon doigt sur mon poignet, où elle figure à jamais, et l'embrasse naïvement.
Je reviens à mes esprits et me concentre sur le tableau. Ce que je voulais est réussi : on détecte chaque détail de sa peau, de son corps.
Pourquoi est-ce si inconnu si je connais en même temps tous ces détails ? Je suis capable de déterminer la couleur exacte de ses yeux, la longueur précise de ses cheveux. Mais qu'en est-il de l'intérieur ? Qui est-elle ?
Ce que je veux montrer, c'est que même en m'appropriant son corps je ne sais toujours pas qui elle est. Je pourrais marcher dans la rue et la reconnaître, mais si on me passait plusieurs états d'âmes, caractères et personnes, dans le physique, serais-je capable de la trouver ? J'aime une personne qui n'existe pas réellement, un personnage fictif.
Une parfaite inconnue.
Mais il y a un problème dans la toile.
Ses yeux.
Son regard est bien trop clair, précis, il raconte beaucoup trop de choses. Elle est censée être inconnue. Je n'ai plus jamais réussi à lire Why après l'accident. Ses yeux étaient comme barricadés, m'empêchaient de savoir ce qu'elle pensait, ce qu'elle était.

Alors j'ai simplement sorti une cigarette de son paquet, l'ai allumée et appuyé le bout fumant et rougi sur la pupille gauche de la femme.
Je l'enlevai dans un léger bruissement et tapotai la toile chaude pour en faire tomber les cendres. J'ai répété l'action sur l'œil droit et m'éloignai pour admirer le rendu.
A ce moment précis, la voix de Nate m'interpella :

« - Al ? Mec, ça va ? Tu ne dors pas ?
- Non. Je ne suis pas spécialement fatigué.
- C'est joli, dit-il en indiquant du menton mon tableau.

Je lui souris sincèrement en le remerciant.

- Qui est-ce ?

Je fis mine de l'ignorer.

- C'est marrant, tu connais beaucoup de détails pour ne pas savoir qui c'est. Et parfaitement l'anatomie féminine pour quelqu'un qui n'est sorti qu'avec deux filles.

Je déglutis et nous continuons de fixer son corps en silence. Soudain, je fus pris de jalousie et me demandais pourquoi j'avais exposé son corps ainsi. J'avais l'impression de violer son intimité. Certes, personne ne la connaissait, mais je ressentis tout de même un certain malaise.

- Je ne la connais pas, OK ? S'il te plaît, pas un mot à Amy. Ça serait con qu'elle tombe dessus.
- D'accord. Mais sache que je ne suis pas aussi con et naïf qu'elle.

Il quitta ma chambre sur ces mots et je tombai à la renverse sur mon lit en saisissant le briquet pour rallumer la cigarette que je plaçai entre mes lèvres.

Le démon au bout des lèvres : sa langue, puis les clopes.

THE BIG WHYWhere stories live. Discover now