la jungle

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Nous avions à peine 10 ans. Nous n'étions que des enfants. Il jouait dans le caniveau avec des petites billes de verre éclatées sur les pavés. Il jouait aux billes et ne se rendait compte de rien. Nous n'étions que des enfants. Je le regardais dans la cour, de loin, comme s'il était un animal craintif qu'il ne faudrait pas effrayer. Il tentait de s'habituer dans son nouvel environnement et je ne voulais pas troubler son processus d'intégration. Mais avait-il conscience que ce pays n'était pas celui qui l'avait vu naître ? Il n'en démontrait rien. Il n'avait jamais rien dit, jamais rien sous-entendu. Il ne m'avait jamais adressé la parole, à personne d'autre d'ailleurs. Mais je l'observais.

Ses doigts tout potelés
De gamin dénué
D'appréhension sur le monde
Innocent à ses yeux

Arrivé au milieu de l'année avec un cartable vide. Il n'avait que deux crayons cassés. Ses billes, c'est moi qui les avais glissées dans son sac, pendant que le maître le faisait passer au tableau. Il l'a interrogé sur son pays et ses origines mais jamais il n'a ouvert la bouche, pour qui que ce soit.

Bouche cousue, mains dans les poches
Trouées et rapiécées
Son cœur silencieux
Criait à l'aide

Sa bouche ne disait rien mais ses yeux exprimaient tout : peur, douleur, indifférence, maturité. Un jour, j'ai croisé son regard : j'y ai vu un homme coincé dans le corps d'un enfant. Et peut-être que c'était ça qui le rendait muet, il économisait son souffle parce qu'il était plus proche de la fin de sa vie que nous, pauvres gamins occupés à se chamailler.

Attraction d'un côté
Répulsion de l'autre
Les astres s'attirent
Mais pas les hommes

Je ne l'ai avoué à personne, mais j'étais obsédé par lui. Il obnubilait mes pensées sans que je sache pourquoi. Nous étions jeunes et je ne connaissais rien de la vie. Il aurait pu m'enseigner tellement de choses, avec son cerveau d'adulte et ses yeux enfantins. Avec la poésie juvénile que seuls les êtres aussi purs qu'eux peuvent exprimer. Je songe avec regret à ce que nous aurions pu accomplir, du haut de nos dix ans. Mais un jour, son père est venu le chercher.

« Prends tes affaires
Oui toutes, on ne revient pas
Merci Monsieur, excusez-moi
Demain, Mohammed ne sera pas là »

Et le lendemain, il n'est pas revenu. Il n'est pas venu les jours qui ont suivis, puis ceux d'après. Je croyais à une mauvaise blague, je ne réalisais pas. Il ét ait bel et bien parti. Je me sentais trahi.

Expulsé de sa maison
Une tente sur le périph'
Garde à vue, examen
Déménager, seule solution

Ce gamin, du haut de ses trois pommes avec son regard d'adulte et ses mains d'enfant...
Ce gamin, je crois que je l'aimais.
Mais il est parti pour la jungle de Calais.

Nos âmes clandestinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant