Chapitre 1: Il est moi

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1er Octobre 2019.

La tasse de café tremble sur la coupelle en porcelaine. Du bout de ses doigts vibrants, il hésite encore à la porter à ses lèvres. Plus que toute autre chose, il ne veut pas risquer de la renverser. Ne pas se faire remarquer. Ne rien faire d'original ni d'incongru. Il a le sentiment d'être en liberté conditionnelle. Tout cela est normal. Il faut rester calme. Ça ne presse pas. Le café est encore chaud, il fume dans la fraîcheur crépusculaire de l'hiver, sous la lumière dorée des réverbères.

Cela fait des mois qu'il n'est pas sorti de chez lui.

Au premier abord, Martin Protus est un homme neutre, d'une banalité pathétique, affligeante même, qui confine au symbole. Il porte une chemise blanche trop ample, largement déboutonnée, pas repassée, enfoncée dans un jean mal coupé et désuet. Une veste en tweed trouée au coude gauche, rapiécée à celui de droite, recouvre l'ensemble en lui donnant l'aspect d'un gentilhomme désargenté propulsé par erreur depuis l'époque victorienne jusqu'au beau milieu de la deuxième décennie du XXIe siècle.

Personnage sans âge, marqué par la vie, pourtant pas tout à fait mort, son visage se distingue quelque peu par une large bouche avec un sourire à l'envers. Un nez imposant comme s'il lui était devenu pénible de respirer. Une calvitie sur l'arrière du crâne, comme une brûlure de kippa faite au fer rouge par les mains de démons religieux et fanatiques. Sauf pléonasmes. Des cheveux à la texture de paille, gris plus sûrement que châtain, s'échappent en touffes sur les côtés, hommage à Einstein ou aux Simpsons. Bourru et pas commode. Et fragile. Des lunettes rondes, aux verres épais comme un triple vitrage, pendent loin sur son nez et donnent à ses yeux des allures inhumaines d'orbites de poissons globuleux. Ajoutez-y une peau flasque creusée de ravines en mouvement qui lui donne l'apparence d'un chien asiatique passé à la machine à laver, et vous devriez pouvoir vous figurer ce bonhomme ranci, corrompu par le temps et la peine.

Il est un anonyme sur une place de spectres.

Un figurant en décomposition se plaçant dans le manège parmi tant d'autres.

Il est tout ce qu'il y a de plus commun et, comme tel, il a son lot déchirant d'histoires et de secrets.

Ses noirceurs et ses espoirs.

Porté par ses ambitions,

Marqué par ses échecs.

De son regard entraîné, avide et carnassier, il parcourt la place et observe le spectacle tragi-comique de la comédie humaine.

Rien n'a changé.

L'isolement de ces derniers mois passés à la marge du monde n'a pas terni l'acuité de son regard.

Mais, si Savoir est une chose, Reproduire les gestes est un peu plus complexe.

Il se sent rouillé, engourdi par le froid du temps passé et le gel de l'oubli.

Il ne doute pas que cela revienne vite. Les gestes et les postures ne s'oublient pas, il faut simplement les réapprendre. Ça n'est sans doute pas vrai pour le vélo, mais c'est certainement le cas quand il s'agit d'évoluer parmi ses semblables.

Autour de lui, les gens vont et viennent, acteurs et spectateurs, qui s'animent toujours plus à mesure que la luminosité décroît.

Vase communiquant.

Échange et migration.

Mouvement.

C'est le microcosme spécifique du 2 de la place de la Convention, fidèle représentation fractale du leurre universel.

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⏰ Last updated: Dec 04, 2018 ⏰

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