Chapitre V

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Chapitre 5
UNE MARÉE DE PLUMES



La porte s'ouvrit sur une odeur fraîche d'iode et de mer. Tous deux manquèrent de déraper lorsqu'ils posèrent pied sur le bois visqueux du pont d'un navire. Thor se rattrapa à l'épaule de son frère qui faillit perdre l'équilibre et lui jeta un regard désabusé. Leurs sacs de vivres tombèrent à leur suite, suivis d'un bruit de bris de verre. Thor grimaça. Probablement l'une des bouteilles de liqueur qu'il avait ramenée des cuisines. Ses poumons s'emplirent d'air salé. Après la fournaise de l'arène, la moiteur de la grotte et la chaleur des cuisines, les embruns étaient une bénédiction. Même l'air frais de la forêt n'avait pas ce goût immanquable de liberté. Face à eux, l'océan étendait ses bras infinis et les embrassait de ses lèvres bleues. Aucune terre. Rien, rien sinon l'azur à perte de vue et la caresse humide du sel sur son visage. Ils étaient littéralement échoués au milieu de la mer. Au loin résonnaient des cris d'oiseaux qui ressemblaient fortement au rire des mouettes midgardiennes. À la couleur des eaux, qui tiraient vers l'indigo, le poids de ses bottes trouées contre le plancher et l'odeur presque safranée de la mer, Thor reconnut Vanaheim.



Il avisa le bateau sur lequel ils avaient atterris. La galère, qui tenait plus du prestigieux bâtiment que de la petite chaloupe, mesurait facilement dans les cinquante mètres de long et les dix mètres de large. Les ornements dorés, la proue à tête de dragon hurleur et les armatures effilées du vaisseau lui firent froncer les sourcils. C'était un navire du règne de Bor, qui datait de la conquête de Vanaheim par son grand-père. Soit plusieurs millénaires avant sa naissance. Il n'avait plus vu une telle embarcation depuis des siècles, leur armada ayant été décimée et brûlée lors d'une bataille particulièrement redoutable sur Muspelheim, bien avant qu'il ne puisse profiter de l'incroyable potentiel de tels navires.


« C'est un de tes souvenirs ? demanda-t-il à Loki ».


Son frère hocha simplement la tête, blême. Thor le rejoignit en quelques enjambées, immédiatement inquiet. Qu'était donc ce souvenir que Loki lui avait caché ?


« C'était il y a longtemps, fit Loki lorsqu'il comprit qu'il ne pourrait pas s'en tirer sans un minimum d'explications, une de mes brillantes idées n'a pas tourné comme je l'entendais et je me suis retrouvé coincé en mer. »


Quarante jours, dix-huit heures et vingt-sept minutes pour être exact. Il avait cru mourir un nombre incalculable de fois, harcelé par les monstres des eaux sombres, puis par la faim, la peur, le froid, la honte et les tempêtes. Personne n'avait jamais su ce qu'il s'était passé sur Vanaheim cette fois-là, pas même sa mère, qui l'avait vu revenir à Asgard tremblant et épuisé. Que l'écho les projette sur ce bateau, sur ce pont qu'il avait lutté pour oublier, n'était pas un très bon présage. Pour lui, les navires grandiloquents de Bor rimaient avec famine et humiliation.


Thor ouvrit la bouche, une myriade de questions au bord des lèvres, mais Loki le devança et proposa de faire un tour du navire pour trouver leur ennemi-énigme suivant. Le dieu du tonnerre n'insista pas, mais ne put se retenir de saisir brièvement l'épaule de son frère lorsque tous deux passèrent la porte des quartiers du capitaine. Ils s'armèrent en vitesse, prêts à toute forme de confrontation. Après tout, ils n'étaient pas à l'abri de tomber sur un second lion enragé ou une deuxième hydre infernale. Ou pire, une hydre enragée ou un lion infernal. Ou les deux en même temps.


Il s'avéra cependant que le bateau était désespérément vide. Chargé pour subvenir aux besoins d'un équipage d'une cinquantaine de matelots pendant au moins une semaine, mais vide d'hommes ou de monstres quelconques. Les deux frères dénichèrent une réserve impressionnante de tonneaux dans les cales, tous semblant remplis de provisions, ce qui arracha à Loki un soupir de soulagement. Les quartiers du capitaine, quant à eux, débordant de draperies dorées et autres étoffes luxueuses, regorgeaient de petits bibelots qu'ils inspectèrent minutieusement. L'entreprise les occupa de longues heures. Chaque objet était devenu suspect ; Thor voyait dans les onguents de possibles poisons et Loki soupçonnait les livres de navigation d'être des clés de l'énigme. En ouvrant un tiroir, Thor délogea une garnison entière de blattes qu'il écrasa de son poing avec des cris satisfaits l'une après l'autre, persuadé de se trouver face à leur nouvel ennemi. Lorsqu'ils émergèrent des appartements et retournèrent sur le pont, l'air sentait la fin de journée et le soleil tombait à l'horizon, éclaboussant les vagues de rayons rosés. Des oiseaux blancs et gris étaient apparus sur le pont, croassant et caquetant avec joie. Les deux frères les dévisagèrent.

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