Le coup d'oeil

« Tu sais que t'es pas discret, mon lapin ? »

Je vire la main de Luke qui s'était plantée devant ma tête en levant les yeux au plafond. Son besoin constant de m'appeler « Mon lapin » d'une voix mielleuse m'agace. Selon moi, les petits surnoms comme ça ne sont pas censés se distribuer à tout va et à tout le monde, mais faut croire qu'avec lui c'est le cas. Il sait que je n'aime pas ça et je le soupçonne de le faire exprès.

Luke est vraiment très beau. Il est plus grand que moi, brun aux yeux noisette, un corps à jalouser et un sourire ravageur, mais il est surtout insupportable. Son rire est le son le plus désagréable que j'aie jamais entendu. Depuis maintenant quatre ans que je travaille ici, je ne m'y suis toujours pas habitué.

« Tu m'gave. »

Je sors ces pauvres petits mots d'un ton las avant de partir en direction de la réserve pour récupérer d'autres bouteilles. Bon, j'avoue, ce n'était pas la priorité là tout de suite, mais il m'a tellement énervé que j'avais besoin de sortir de son champ de vision.

Un coup d'œil vers la scène, je croise son regard, rougis et me précipite pour me cacher.

Il m'a regardé... Moi.

C'est la première fois que mes yeux rencontrent les siens. La première fois depuis trois mois qu'il me voit. Attends, non, stop. C'est pas possible, j'ai sûrement dû prendre mes désirs pour la réalité. Il devait regarder derrière, pas moi, sans doute Luke d'ailleurs. Lui qui attire l'œil de chaque client ou musicien qui passe ici.

J'attrape une caisse de Vodka, une autre de Tequila et je remonte. Ce soir, j'ai bien l'impression qu'ils vont nous descendre tout le stock ! « The Floating Bananas » mettent le feu, comme toujours, et dès qu'ils viennent dans notre ville, ils se dirigent tout droit dans notre bar. Ils ne sont pas très connus mais ici, ils ont leur public et ce sont pour la plupart de grands fans de hard rock qui enchaînent les shots d'alcool comme je pourrais m'enfiler des marshmallows. Oui, c'est mon péché mignon ! Chacun ses petits plaisirs.

La musique qui s'était atténuée pendant ma descente vers la réserve vient rugir dans mes oreilles à m'en faire péter les tympans. En réalité, la pièce du bas fait office de réserve pour notre stock mais également d'appartement, alors tout est très bien isolé. Si bien que lorsqu'on ferme la trappe, on n'entend plus un bruit venant de l'extérieur. C'est mon refuge et l'endroit dans lequel je vis.

Certains pourraient penser que je suis fou de vivre sous un bar mais, lorsqu'on passe la porte de mon côté, c'est un tout autre monde. Il y a une grande bibliothèque qui forme une arche dans toute la longueur de la pièce principale, c'est-à-dire ma chambre et mon salon. Sur le plus grand mur, j'ai peint un arbre où j'ai inscrit les noms des membres de ma famille, et tout un tas de dessins ornent ce mur qui m'apaise. Il y a un bureau dans un coin de la pièce, un vieux truc que j'ai trouvé dans une brocante et auquel j'ai décidé de laisser une seconde chance avant qu'il ne parte à la décharge. Il y a une étagère murale sur laquelle reposent des bocaux pleins de bonbons et puis, au milieu d'eux, un bocal différent. Celui de Chips, mon poisson combattant. C'est un magnifique poisson aux couleurs bleues, vertes et rouges.

Mon lit est également mon canapé et je n'ai pas de table. Je mange à même le sol car j'ai installé des tatamis partout. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'aime pas les chaises.

Enfin, tout ça pour dire que je vis en dessous de mon lieu de travail et que c'est plutôt cool.

« Harryyyyy, chériiiii ! »

Tania vient d'arriver. Ma Tania. Elle est ma meilleure amie, je connais les moindres détails de sa vie et elle connaît les miens. Elle fait exprès de m'appeler comme ça pour se moquer gentiment de Luke qui nous file à tous des surnoms.