À travers ses yeux

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Adossée à la rambarde du balcon, je souffle sur mon café brûlant tout en tirant une latte sur ma clope. Les yeux dans le vide, je réfléchis, encore. A quoi précisément, je n'en ai aucune idée. Tout est confus dans mon esprit. Il m'arrive de me perdre et de me poser tout un tas de questions. Comme maintenant. Je suis seule alors j'en profite. J'ai rarement du temps rien qu'à moi. Quand cela se produit, je m'isole dans un coin et je souffre en silence.

Je souffre ouais, contrairement à ce qu'elle croit, j'ai mal. J'ai l'impression qu'on m'arrache le cœur morceau par morceau. Pour elle, ce n'est pas normal que je ressente cette peine, parce que ce n'est pas moi qui ai chopé cette saleté maladie. Mais je souffre quand même parce que je me sens impuissante et que je n'arrive pas à soulager la femme que j'aime.

Liv a perdu la vue il y a quelques mois. On n'a rien vu venir. C'est l'cas de l'dire.

Au début, elle était effondrée, elle ne savait pas quoi faire ou ce qu'elle allait devenir. Elle a participé à des groupes de soutien, a demandé de l'aide, a continué d'être active. Elle ne voulait pas que son handicap lui gâche la vie. Puis un jour, sans comprendre pourquoi, elle s'est renfermée. Elle est devenue agressive, triste et parfois même méchante.

Voilà où nous en sommes aujourd'hui. Je ne dis plus rien de peur de me faire engueuler. Je ne laisse rien transparaître dans ma voix ou dans mes gestes. Je ne veux pas lui infliger ma peine parce que je n'ai pas le droit de souffrir, moi : j'ai la possibilité de voir, contrairement à elle.

Liv est l'amour de ma vie. On pourrait se dire que c'est débile de penser un truc pareil alors que nous avons à peine la vingtaine, mais c'est réel. Je l'aime comme jamais je n'ai aimé quelqu'un. Notre relation a toujours été fusionnelle et passionnelle, depuis le début. A vrai dire, nous sommes ensemble depuis deux ans. C'est peu, certes. Mais dans mon cœur, je sais que je veux passer le reste de ma vie avec cette fille. Même si en ce moment, elle me repousse plus qu'elle ne m'aime. Et c'est ce sentiment incontrôlable qui brûle mon corps.

Si on avait pu choisir, je lui aurais pris son handicap.

« ​Théa ! On est rentrées. ​»

Ça, c'est ma belle-sœur, Alexei. Je me redresse et ferme la fenêtre en les entendant s'avancer dans le salon. Elles reviennent d'une séance de massage. C'est une idée que j'avais suggérée un soir, en me disant que cela ne lui ferait pas de mal et que ça l'aiderait à se détendre un peu. Evidemment, elle avait râlé mais sa sœur étant là, elle avait minimisé ses propos et avait fini par accepter en bougonnant.

« ​T'as encore fumé toi ! ​»

« ​Et alors ? J'suis allée dehors.​ »

« ​Nan mais c'est bien, t'as raison. Comme ça, on aura chacune un problème. Moi, j'vois plus rien et toi t'auras un cancer. ​»

« ​Tout d'suite les grands mots... ​»

Voilà ce qu'est devenue ma vie. Une lancée perpétuelle de pics bien envoyés. Avant, je ne répondais pas, parce que je considérais qu'elle avait raison d'en vouloir à la terre entière. Mais maintenant, quand elle me parle mal, il m'arrive de riposter. Oui, elle a perdu quelque chose qui était précieux. Mais elle est n'est pas la seule. Elle a perdu la vue. Je suis en train de perdre son amour.

À travers ses yeuxWhere stories live. Discover now