.6.

1.2K 58 6
                                    

[— En vérité, oui. ]

***

Cela semble lui donner l'impulsion nécessaire et elle donne le premier coup de rasoir, haut sur ma pommette droite. Son regard est concentré, ses sourcils froncés, sa bouche pincée, et je la trouve plus belle que jamais. Je me sens chanceux de pouvoir l'admirer de si près tandis qu'elle ne peut voir que je l'observe, toute à la tâche devant elle.

C'est mon père qui m'a appris. J'étais si jeune, j'ai l'impression que c'était il y a des décennies.

Essaie plutôt des siècles.

Elle déglutit lentement devant ma remarque et je comprends la douleur qu'elle n'exprime pas. Il est difficile d'appréhender le fait que les gens que nous avons l'impression d'avoir perdus hier sont morts depuis déjà plus de cent ans.

Ensuite, j'ai pu m'entraîner sur Wells un petit peu, sourit-elle. Même si c'était plus une excuse de sa part pour passer du temps avec moi qu'autre chose.

Je veux bien te croire, dis-je en riant. Je n'avais définitivement pas de barbe à 17 ans.

Je décide à cet instant que le petit rire qu'elle émet en entendant ma remarque est le son le plus beau qu'il m'ait été donné d'entendre. Je veux l'entendre encore. Je veux l'entendre toujours.

Le silence se répand doucement dans la pièce autour de nous, rompu seulement par le bruissement de la lame qui glisse sur ma peau, le cliquetis du couteau contre l'émail de l'évier et le son des gouttes qui retombent dans l'eau stagnante et désormais trouble. Un calme profond s'est emparé de moi, et je peux lire sur son visage qu'il l'a atteint elle-aussi. Ses épaules sont enfin détendues. Le pli sur son front a disparu. Ses yeux sont clairs comme un ciel sans nuage.

Je ne sais pas si elle se rend compte de la main qu'elle pose sur ma cuisse à un moment donné, ni du mouvement qu'elle donne du plat de la main pour que j'ouvre mes jambes afin de lui donner l'espace de s'y glisser.

Je ne sais pas si elle a conscience du fait qu'elle s'est rapprochée si près de moi que je peux presque sentir sa poitrine contre mon torse lorsqu'elle inspire.

Je ne sais pas si elle s'aperçoit qu'elle applique ses doigts sur mon visage pour me demander de pivoter ce dernier de droite à gauche ou de bas en haut, plutôt que de me donner les instructions à haute voix.

J'ignore combien de temps nous restons ainsi, pratiquement immobiles, tandis qu'elle rase précautionneusement la barbe que j'avais laissé poussé dans l'espace dans le seul but de ressembler à un autre. À un autre que celui qui avait abandonné celle qu'il aimait à une mort certaine. À un autre que celui qui n'avait jamais trouvé le courage de lui avouer qu'elle était la femme de sa vie.

Ma peau tire un peu sous l'agression de la lame, mais j'ai déjà connu bien pire. J'ai connu la torture, j'ai connu toutes sortes de coups ; coups de poings, coups de couteaux, coups de feu. J'ai connu le deuil, l'abandon, la honte, la culpabilité, la solitude, le regret. La dépression m'a dévoré de l'intérieur jusqu'à ce que je craigne de ne jamais m'en sortir.

Mais j'en suis sorti. Je suis là, ici et maintenant. Avec elle.

Au fur et à mesure que les minutes passent, sa présence tout contre moi devient normale, le silence dans la salle d'eau devient apaisant. Quelqu'un qui passerait par là à cet instant pourrait presque croire que nous faisons ça tous les jours, qu'il assiste à la scène d'une vie banale et calme.

C'est à cet instant que je réalise que c'est ce que je veux. Une vie banale et calme. Avec Clarke.

Mon cœur semble s'alourdir dans ma poitrine sous cette vérité et pourtant, je n'ai pas peur. Cette réalisation n'est pas un poids qui m'handicape et me ralentit ou me maintient prisonnier. C'est une couverture chaude dans laquelle je m'emmitoufle par un jour de neige, qui me protège et m'apaise. J'ai fait la paix avec ce à quoi j'aspire.

Désormais, la seule inconnue de cette équation se trouve devant moi. J'ignore comment Clarke va réagir devant ce que je m'apprête à lui dire. C'est la seule chose qui me terrifie : la perdre à nouveau, comme je n'ai jamais cessé de la perdre depuis le moment où je l'ai rencontrée.

Je sais que cette fois, je n'y survivrai pas.

Je la regarde du coin de l'œil et mon anxiété se mêle à un bonheur sans fond, un abîme dans lequel je ne demande qu'à plonger, si elle se révèle finalement d'accord pour m'y accompagner, pour tenter le saut de l'ange à mes côtés.

Elle passe une dernière fois la lame sur mon visage, coupe les derniers vestiges de la barbe qui dissimulait aux yeux du monde celui que j'étais avant Praimfaya.

Je peux voir dans ses yeux bleus le moment exact où Clarke revient à la réalité.

L'instant précis où elle réalise où elle se trouve et ce qu'elle est en train de faire.

Je ne la quitte pas du regard, le brun de mes prunelles fixé dans l'azur des siennes.

Ses iris se teintent d'abord de surprise. Une surprise qui semble si vive qu'elle n'abaisse même pas la main qui tient le couteau à hauteur de mon cou.

Ses yeux s'écarquillent et j'entends sa respiration se couper avant que sa voix ne s'élève, murmure brisé et à peine audible :

— Bellamy ?

Je ne crois pas qu'elle ait conscience qu'elle prononce mon prénom à voix haute et intelligible. Je ne crois pas qu'elle entende l'interrogation qui le ponctue. Je ne crois pas qu'elle réalise qu'elle s'est figée devant moi et me regarde comme si elle voyait un fantôme.

Ma gorge est serrée lorsque je réponds :

— Oui, Princesse ?

Ma Lame sur ta PeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant