12

207 44 8
                                    




Je me suis senti coupable. Coupable d'avoir pensé qu'elle avait commis une erreur, alors qu'elle en était la victime principale. Coupable de l'avoir jugée ainsi, parce qu'elle avait l'air trop forte pour se faire attaquer. Coupable de penser que les victimes sont faibles.

Tout de suite, elle m'a inspiré une certaine crainte. Ce n'est pas tant qu'elle m'effrayait, mais elle dégageait une aura qui vous forçait à vous taire et l'écouter vous rembarrer. Alors, j'avais eu du mal à croire que quelqu'un ait pu oser la faire taire. Pourtant, il n'existe pas d'exception en matière de violence. On ne naît pas avec une cible collée sur le dos. Enfin, les femmes en ont une entre les jambes si l'on se fie aux paroles de certains. C'est un but ultime, une course sanglante vers leur féminité, coûte que coûte, coup pour coup. Elles ne sont qu'un papier que l'on froisse et qu'on se lance en riant, puis qu'on finit par ne plus ramasser lorsque ça devient lassant. A force de les broyer dans nos mains, elles s'abîment. Alors, on s'intéresse à celles qui sont vierges, à ces feuilles immaculées, sans un pli. On recommence. Depuis des siècles, nous construisons notre société sur une base en papier mâché. C'est facile, glorifiant, évident.

- Je peux m'asseoir ?

Je lance un sourire crispé à Ariane qui tient une boisson chaude entre ses mains, assise sur un banc dans la cour de l'immeuble. La fumée blanche s'échappe du gobelet en plastique qu'elle serre avec ses doigts rougis.

- Ouais, répond-t-elle après un moment. Vas-y, ajoute-elle en glissant sur le côté, faisant couler quelques gouttes brunes par terre.

- Merde, désolé. Je... tu veux que j'aille t'en chercher un autre ? M'empressai-je de dire, craignant de voir s'échapper la maigre tolérance qu'elle venait de m'accorder.

- Non t'inquiète, j'avais pas l'intention de le boire de toute façon.

Sa voix est calme, presque traînante. C'est comme si elle était fatiguée de parler. Fatiguée des hommes, sans doute.

- Tu t'en sers comme bouillotte ? Tentai-je à nouveau, ne supportant pas ce silence qui glissait sur elle sans l'importuner.

- C'est ça. Y'avait pas de chocolat chaud et j'aime pas le café alors... enfin tu vois, expliqua la brune.

En parlant, ses doigts traçaient le contour du plastique, son regard fixé sur eux.

- T'aurais très bien pu rester à l'intérieur, tu n'aurais pas eu à utiliser cette technique ! M'exclamai-je en riant doucement.

Elle tourna la tête vers moi et le regard qu'elle me lança me figea sur place. Elle finit par retourner à sa contemplation.

- J'avais besoin d'air.

- Je... je vois. Tu sais, Castelli est vraiment une très bonne avocate, elle fera tout pour que tu gagnes.

- J'ai déjà perdu, tout ça c'est juste... un lot de consolation.

- Ce procès peut te donner la chance de tourner la page.

Un rire amer sorti de sa bouche.

- Tu crois qu'après ça, tout le monde va rentrer chez soi et se dire « ça y est, c'est une affaire classé, n'en parlons plus » ? Certains, peut-être. Mais pas moi. Je ne pourrais pas rentrer et ne plus y penser. Tout me le rappelle. Tout le temps. C'est un cauchemar dont je n'arrive pas à me réveiller.

Elle marqua une pause, posant ses coudes sur ses genoux.

- Est-ce que t'as déjà eu une expérience de paralysie du sommeil ?

Je fronce les sourcils.

- Euh ouais, une fois.

- Alors tu sais ce que ça fait d'être prisonnier de son propre corps, d'être figé alors que ton esprit est en mouvement. Je me sens tout le temps comme ça depuis... depuis ce soir-là. J'ai l'impression qu'on m'a ligotée à ce souvenir. Même s'il est derrière moi, je le sens, il me touche sans discontinuer, en boucle. Il me suit comme mon ombre. De toute façon, c'est ce que je suis maintenant. La fille de la fac qui a été violée. Cette fille-là.

Sans savoir pourquoi, entendre son désespoir a fait naître en moi une envie irrépressible de la voir se relever. Je veux lui rendre sa vie, la personne qu'elle était.

- Alors c'est comme ça que tu te vois maintenant ? Tu vas écrire ça sur ta carte de visite ? Ariane, 18 ans, violée ? Ça fait parti de ton histoire, mais ça ne doit pas forcément faire parti de toi. Pas de cette façon, en tout cas.

Ariane se lève, un long soupir gonflant sa poitrine. Elle jette son café dans la poubelle juste à côté avant de se tourner vers moi, les mains écartées, cherchant ses mots.

- Achille tu... ça fait quoi, une semaine qu'on se connaît ? T'as pas le droit de me juger. T'as pas le droit de me dire comment je dois me percevoir. Quoi que tu dises, ça ne changera rien à ce que j'éprouve. Tout ce dont j'ai besoin, c'est... du temps.

Je me lève à mon tour, la surplombant de toute ma hauteur.

- C'est vrai, je ne te connais pas tant que ça. Mais ce que je sais, c'est que du temps, on en a peu. T'as choisi de te battre, mais pourquoi ? Pourquoi t'as envie de te battre si tu penses que t'as déjà perdu ?

- J'ai perdu ma dignité humaine ce soir-là, c'est différent ! J'ai été réduite à... rien du tout. Tu sais ce que ça fait de se sentir aussi vulnérable, aussi insignifiant ? Ne dis rien, je sais que ce n'est pas le cas. Tu ne sais pas. Alors ne viens pas me dire qu'il faut que j'en fasse ma force, parce qu'il n'y a rien qui puisse me donner une telle chose dans cette histoire.

Elle a plongé ses yeux ambrés dans les miens, y insufflant la foule de sentiments douloureux qui la piétine jour et nuit.

- Ariane, tu as survécu. C'est ça, t'as force.

Elle hausse les épaules, peu convaincue.

- Je ne sais pas si j'ai survécu. Je continue de vivre par habitude, parce qu'on m'y oblige. Mais je ne sais pas si je suis vraiment en vie.

- Alors qui a déposé plainte ? Ton fantôme ? M'enquis-je, sarcastique.

Elle esquissa un demi-sourire.

- Peut-être.

On continue de se regarder en silence, les lèvres tirées vers le haut. Elle finit par glisser les yeux vers la porte en frissonnant. Elle m'indique qu'elle rentre parce qu'elle a froid et je m'écarte pour la laisser passer. Elle disparaît sans rien ajouter tandis que je pense à notre conversation.

Ariane est plus vivante qu'elle n'a l'air de le croire. Ce n'est qu'une question de temps pour qu'elle ouvre les yeux, et je sais qu'elle le fera.

RésilienceWhere stories live. Discover now