Ouverture

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"I don't care who you are, if you successfully play the music of my heart, then I will love you" – Dandelion

***

Killian, assis sur le siège en cuir de la cabine téléphonique, regarda le ciel du coin de l'œil, puis paniqua en remarquant les sillons rosâtres du crépuscule.

— Je dois raccrocher, grand-frère. La nuit va bientôt tomber.

— D'accord. Encore félicitation pour ton passage dans le monde des adultes ! grésilla la voix de son aîné dans le combiné rouge. Rentre bien vite, je ne voudrais pas que tu rencontres un Débauché. Ils sortent de plus en plus tôt, ces derniers temps. C'est assez inquiétant. Ma voisine en a vu un, tu imagines le choc, pas plus tard que hier, tôt dans la matinée, alors que le soleil avait déjà pointé son nez...

— Je dois y aller, vraiment. À la prochaine ! l'interrompit Killian, un peu agacé.

Il reposa le téléphone dans la niche prévue à cet effet et soupira. Sa maison n'étant pas très éloignée, un certain répit, loin de l'agitation familiale, lui était accordé. Le jeune homme rajusta son col bleu marine, lissa ses manchettes à dentelle et laissa son regard voguer dans l'étroite antre de la cabine en fer vermeil. Elle possédait encore une certaine élégance, mais les ravages du temps l'avaient détériorée. De plus, des graffitis sans sens vandalisaient l'humble habitacle. Killian les contempla avec irritation.

Seuls des Débauchés avaient pu laisser ces signes. Ce peuple ne respectait pas la Loi et, dès que les étoiles apparaissaient dans le ciel, il envahissait les rues de Brighton en quête d'un malheureux Eveillé qui serait resté dehors. Killian frémit en se rappelant les histoires colportées par les rumeurs. Ceux qui en revenait vivant, et peu possédaient cette chance, étaient frappés par la folie, contaminés par la musique maudite des Débauchés.

Le jeune homme soupira, se leva et ouvrit le loquet de la petite porte en métal. Juste avant de sortit de la cabine, son œil passa sur une inscription, plus claire, plus grande que les autres.

« Tu veux jouer avec moi ? »

Killian s'arrêta net et passa une main dans ses cheveux blonds qui se redressèrent juste après, rebelles. La phrase résonnait comme un défi dans sa tête. Après quelques hésitations, il chercha un stylo dans la poche de son costume rigide et inscrit :

« Moi, je veux bien. Qui es-tu ? »

Un rire nerveux secoua ses épaules frêles, au rythme de l'adrénaline que ce simple geste avait enclenchée. Il devait rentrer, maintenant. La pénombre augmentait à chaque seconde. Le jeune homme parcourut les deux rues pavées de pierres qui le séparaient de sa demeure. Les lanternes s'étaient déjà allumées. Leur faible éclairage semblait vain dans la lumière chaude du soleil couchant qui teintait les maisons victoriennes d'un ballet de couleurs. Le rose, le violet, le jaune et l'orange se superposaient dans le ciel, telles des bandes de tissus chatoyants.

Il franchit un portail imposant, avala l'allée à grand pas, puis cogna trois fois contre la porte. Sa mère, une femme un peu rondelette rehaussée par des yeux perçants, ouvrit la porte.

— Et bien, je commençais à m'inquiéter. On avait peur que tu ne voies pas le temps passer.

Killian s'efforça de garder une mine neutre. Son cœur battait la chamade, comme si sa mère pouvait se rendre compte de son délit rien qu'en le regardant dans les yeux. Elle replaça une mèche claire derrière l'oreille de son fils et lui sourit.

— Comment va ton frère ?

— Comme d'habitude. Il râle beaucoup, mais au fond, tout va bien.

Le jeune homme salua le reste de sa grande famille, puis fila dans sa chambre. Comme tous les jours, il pesta contre les deux étages qui le séparaient de son antre et se prit les pieds dans le lourd tapis de velours qui s'étalait dans toute l'opulente demeure. Arrivé en haut, Killian cria qu'il ne participerait pas au repas, qu'il n'avait pas faim. Mais il voulait surtout éviter les discussions houleuses sur son futur.

Ses parents espéraient perpétuer la lignée de mathématiciens qui faisait la renommée de leur famille. Malheureusement pour eux, leur fils, en plus de posséder des cheveux trop clairs et une santé fragile, était une tare en mathématique. Le jeune homme peinait à comprendre la signification de ces suites de nombres sans fin, de ces formes qu'il ne décelait pas dans la vie réelle... Non, Killian, au plus grand déplaisir de ses parents, préférait s'enfoncer dans les livres. Cette activité, pour le moins déshonorable, lui avait déjà attiré les foudres de certains et les moqueries des autres.

Cela ne l'avait pas empêché de piquer un livre dans la bibliothèque de ses parents et de le dévorer à son aise, assis devant la fenêtre à présent scellée pour éviter tout contact avec les Débauchés qui commençaient à prendre possession de la ville. Killian ouvrit son bouquin.

La musique : l'arme suprême des Débauchés.

La musique est une série de sons combinés pour créer un ensemble qui pervertit l'esprit. Il l'embrume, l'influence et surtout, le monopolise. Cela fait maintenant des siècles que les Eveillés, race pure, ont réussi à bannir cet instrument du Diable. Les Débauchés, ses fidèles serviteurs, maîtrisent cette arme, ce qui les rend plus dangereux encore [...]

— Bonne nuit, Killian.

Le jeune homme sursauta à l'énoncé de son prénom et cacha le livre sous un tas de paperasse. Son choix de lecture flirtait avec les limites du tolérable ; il aurait préféré que sa plus jeune sœur ne le remarque pas.

— Tu es en train de lire, nota la petite, le ton mâtiné de déception.

— Bonne nuit, Jill. Je ne vais pas tarder à éteindre les lumières.

Sa sœur renifla, puis s'en fut. Killian bâilla, se prépara pour la nuit et alla dormir, le cœur battant. Que se passait-il en ce moment même au-dehors de cette maison ?


Mélodie InterditeTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang