Chapitre 16 - La baiseuse & L'orgueilleuse

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— Cessez de me dévisager comme si j'étais folle ! ordonna Aldea à Sybill.

Les deux jeunes femmes avaient été trainées sur un surplomb à l'arrière de la citadelle de la plume. Seule la présence de leurs geôliers maintenait à distance une foule de bagnards. Tout ce petit monde attendait Dieu-Double savait quoi.

— Je te regarde surtout comme si tu étais en train de mourir de froid. (L'ex-magistère se rapprocha pour murmurer.) Sans parler de tous les sales lubriques qui te reluquent. Faut être ignorable, tu te souviens ?

Aldea se fichait bien des regards concupiscents sur son corps nu. Elle se surprit même à les apprécier. Ils lui conféraient une forme perverse de pouvoir sur la plèbe à ses pieds... du moins, tant qu'ils gardaient leurs distances.

Depuis sa confrontation avec Madame M, la tempête de sa colère s'était muée en rivière, mais une rivière aux courants traitres qui n'attendait qu'une précipitation pour enfler de nouveau et tout emporter sur son passage. Elle puisait dans ce flot la force qui lui avait toujours manqué. Elle n'avait pas tellement le choix. Sans courroux, que lui restait-il sinon la résignation ?

Malheureusement, aussi brûlante soit-elle, la rage ne réchauffait guère le corps, et elle regrettait de ne pas s'être accrochée avec plus de hargne à son drap miteux. C'est pourquoi elle soupira de soulagement lorsque Sybill s'extirpa de sa pelisse élimée pour la déposer sur ses épaules nues. Dire qu'il y a de cela une courte éternité, elle aurait jugé cette guenille indigne de torcher son royal postérieur. Maintenant, serrée sur sa peau froide, elle ne l'échangerait contre aucune soie au monde.

— Merci, murmura-t-elle. Je n'oublierais pas ce geste.

L' ex-magistère lui adressa son étrange sourire squelettique. Sous son manteau, des bandages imbibés de taches marron couvraient son corps, de la pointe de ses doigts jusqu'à ses orteils en passant par son cou. L'ensemble lui donnait des airs de cadavre extirpé à la va-vite d'un linceul.

— Ta mémoire ne sera pas mise à rude épreuve alors, répondit Sybill. Vu le peu de temps qu'il nous reste.

Sa compagne d'infortune exhala longuement, les épaules basses. Aldea ne partageait pas son pessimisme. Elle ne cessait de repenser à la missive adressée à Madame M. Le primat Daelus avait du la glisser à un garde lorsqu'il l'avait trainée au monte-charge. Le fait que l'ombre de son emprise continuait de diriger son destin lui déplaisait fortement, mais, savoir qu'il ne l'avait pas abandonné ici sans un minimum de contrôle amenait son lot d'espoir. On ne planifie pas ainsi une simple exécution, et si elle parvenait à comprendre ce qu'il attendait réellement d'elle, elle pouvait espérer en prendre avantage.

— Vous faites référence aux arpenteurs ? demanda finalement Aldea. Que savez-vous d'eux ?

— Pas grand-chose, à part que leur sobriquet ne vient pas de leur passion pour les longues randonnées romantiques. Ça et le fait que c'est une affectation où l'on meure encore plus rapidement qu'aux cryptes. On aurait eu plus de chance avec les fracasseurs ou les souteneurs. (Un rire triste secoua Sybill.) Autant dire que ma seule chance était avec les fracasseurs.

— Fermez là ! jappa un des gardes. Déjà qu'on doit poireauter pendant que les autres sont au messe, j'aimerais un peu de putain de calme.

— Sinon quoi ? demanda la jeune reine sans réfléchir.

Les hommes de la division de la Plume mirent aussitôt la main à la garde de leur épée avant de se lancer une série de regards indéchiffrable à travers leur casque au faciès de corbeau. En toute autre circonstance, le tombé de mâchoire de Sybill aurait été comique.

L'éveil des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant