14 - L'Ogre, c'est toi

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Lucius interrompit la liesse et la joie de ses esclaves, qui furent comme douchés par son apparition. Un silence, rompu seulement par les cigales dans la nuit chaude, se posa dans l'atrium auparavant plein de joie et de vie. Enheduanna eut le réflexe de placer Jéziré derrière elle, comme on le ferait à l'apparition d'un molosse enragé.

— Je... Sargon, j'ignore encore si on vous l'a dit, mais cette chambre d'invités sera pour toi et ta famille, si tu veux y mettre vos affaires.

Il resta sans bouger, les bras croisés, sentant peser sur ses pieds les regards de tous ses serviteurs.

— Vous ne serez pas... vous ne serez plus maltraités, ajouta Lucius en sentant sa gorge s'assécher. Jéziré ? J'espère que tu voudras bien apprendre à lire avec Samuel Binyamin, que voici. Si tes parents ne s'y opposent pas...

Que Lucius propose à une esclave – qui plus est une femme – d'apprendre à lire fit rire jaune Kahina. La Numide se tenait près de Gunvor et elle était la seule à affronter le centurion en face.

— Souhaites-tu participer à ces leçons, Kahina ? demanda acerbement le centurion.

Il regretta aussitôt son acidité, qui mit à mal ses maigres efforts pour rassurer ses servants. Gunvor lui lança un coup d'œil réprobateur, mais l'arrivée d'une fine silhouette apaisa les tensions : Talitha, les yeux gonflés, était discrètement sortie de sa chambre.

— Ah, Samuel, voici la Judéenne. Talitha...

Shalom, ana Samuel Binyamin, Talitha, fit le grand Juif avec un large sourire.

Il ajouta une phrase qui déclencha la surprise de la jeune fille. Celle-ci, ravie, éclata de rire et se répandit en un long discours à l'adresse de son compatriote, auquel ce dernier répondait avec autant de bonheur. L'homme finit par désigner Lucius, pour qui le débit en araméen était trop rapide pour qu'il parvienne à comprendre la teneur du dialogue, et le centurion reçut dans ses bras la jeune Talitha extatique.

— Merci ! fit cette dernière en latin. Merci ! Merci, merci, merci !

Elle le serra entre ses bras avec une force insoupçonnée et répéta « Merci » encore plusieurs fois. Lucius, embarrassé, finit par refermer ses bras sur la petite maman et murmura « Non, non » à chaque « Merci » qu'il recevait. Talitha finit par aller serrer contre elle Gunvor, puis Kahina, et enfin Jéziré, qui éclata de rire face à cette manifestation si joyeuse du bonheur de la Judéenne. Le rire de l'enfant, qui devait avoir sept ans, résonna comme des grelots dans l'atrium et ce fut ce rire qui parvint à apaiser la tension qui était apparue à l'entrée du centurion. Talitha, qui n'avait pas tout à fait compris l'étendue des dégâts que Lucius avait causés, prit Jéziré par la main, heureuse que la petite s'exprime enfin, et l'amena jusqu'au centurion tout en parlant longuement en araméen. Le maître du domaine, inquiet, voulut la retenir du geste, lança un appel à l'aide muet à Samuel – qui l'ignora – et fut bientôt obligé de se pencher sur la petite Perse, qui avait bien sûr cessé de rire.

Lucius saisit avec maladresse la main de l'enfant et, afin de se donner une contenance, décida de la soulever du sol. Talitha vit la peur parcourir les traits des parents de la petite et elle s'inquiéta d'avoir fait une erreur, mais elle fut rassurée en voyant l'officier commencer à parler à la fillette.

— As-tu vu ta nouvelle chambre, Jéziré ?

La petite, en enroulant une boucle noire de ses cheveux autour de l'index, secoua la tête sans croiser le regard du centurion.

— C'est celle-ci, la chambre d'Aphrodite. Veux-tu qu'on la nomme autrement, maintenant que tu y vivras ?

Jéziré leva alors le nez vers l'homme qui l'avait soulevée du sol. Il était méchant, avant de partir au loin. C'était un ogre. Mais vu de près, songeait-elle, il n'était pas si horrible. Il parlait gentiment. Il ne lui avait pas crié dessus ou sur un autre serviteur.

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