Chapitre IV

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            Pendant près de deux semaines après avoir repris le travail, Loïcia n'était sortie que pour des rendez-vous professionnels. Elle n'avait pas reparlé à Augustín, mais elle se préparait à devoir le fréquenter plus souvent, puisqu'il semblait s'être beaucoup rapproché de Melody. Cette dernière avait d'ailleurs invité son amie et l'espagnol à une sortie pour faire les boutiques. Elle avait mis du temps à convaincre Loïcia, qui avait réussi à trouver des excuses pendant une dizaine de minutes avant de s'avouer vaincue quand son amie lui avait répliqué qu'elle allait finir par manquer de vêtements. Cette note d'humour avait fait sourire la styliste, qui avait finalement accepté.
           Le trio s'était donc rejoint chez Melody, qui était toute excitée à l'idée de s'offrir de nouvelles chaussures. Augustín aussi était heureux, et pas du tout gêné de s'introduire dans les sorties de deux amies de longue date. Sur le chemin des Champs Élysées, Loïcia était crispée, et avançait vite. Elle détestait la foule de touristes, ébahis devant la moindre vitrine plus éclatante que leur vie. Augustín remarqua l'attitude de la belle.

— Loïcia... vous avez peur de quelque chose ?

— Dites moi, Augustín, est-ce que vous avez gagné votre pari stupide, après ma fête ?

— Non, je n'ai pas réussi à convaincre mon ami que je m'étais amusé. Mais je n'ai pas eu à payer, finalement. On s'est contentés de coucher ensemble.

           Melody s'esclaffa, alors que Loïcia grimaça.

— Mais vous savez, continua l'insouciant, c'était le genre d'ami qu'on garde le temps d'une ou deux soirées, tout au plus. En fait... on s'est déjà perdus de vue.

— Ce n'est pas un ami, dans ce cas, répliqua Loïcia en regardant son interlocuteur de travers.

— Peu importe... lui et moi on a le même avis sur le sujet. Donc, tout va bien.

           La styliste s'apprêtait à répliquer quand Melody stoppa le groupe devant une boutique de vêtements, en ouvrant de grands yeux ravis. Dans la vitrine, de magnifiques escarpins argenté aux talons vertigineux étincelaient. Sans dire un mot, elle entra dans la boutique. Ses amis la suivirent. Augustín l'aidait à chercher, pendant que Loïcia partit elle aussi à la recherche d'une paire de chaussures. Elle observa Augustín de loin, d'un regard méprisant. Melody n'aimait pas être assistée dans son shopping. Elle n'avait pas besoin des conseils des vendeurs, parce qu'elle savait précisément ce qui lui allait ou non. Loïcia le savait bien, alors voir cet inconnu s'introduire dans la vie de son amie la faisait doucement rire. Il n'était rien pour elle et Melody. Juste un parasite, qui avait trouvé le moyen de se trouver un semblant de vie sociale en amusant la galerie. Il agaçait la jeune femme qui ne comprenait pas ce que son amie lui trouvait.
           Elle fut satisfaite de voir Melody effectuer un geste grossier à l'adresse d'Augustín, et se dirigea finalement vers elle pour ne pas être seul. Elle avait trouvé une paire de sandales très élégantes, qu'elle essaya, ignorant l'espagnol qui prit place à ses côtés. Après l'avoir observée pendant une minute, il soupira, posa ses coudes sur ses genoux, et prit sa tête entre ses mains. Il observa le vide pendant quelques secondes.

— Vous savez... moi non plus je n'ai pas eu une vie facile.

           Loïcia se figea avant de se redresser lentement. Elle ne détacha pas le regard de ses pieds, les observant pour juger du potentiel des sandales.

— Comme c'est dommage, répliqua-t-elle, sarcastique.

— Je suis sérieux. Mes parents sont... spéciaux, et j'en ai beaucoup souffert.

— Pourquoi vous me dites cela ?

— Parce que je pense pouvoir vous comprendre.

— Vous êtes ridicule.

— C'est ce qui fait mon charme, non ? demanda-t-il avec un sourire en coin.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Peu importe. Je ne vous demande pas de me trouver charmant, mais simplement de m'accorder votre confiance. Même une toute petite partie.

— Vous ne m'inspirez pas confiance. Je ne trouve pas cela normal de s'introduire dans la vie d'inconnus comme vous l'avez fait.

— Vous ne trouvez pas ça beau, de se découvrir des amis grâce à des situations bizarres ?

           Elle lui accorda un regard et secoua la tête.

— Absolument pas.

— Vous êtes une maniaque du contrôle, je me trompe ?

— Exactement. Je ne prends pas ces chaussures, elles ne m'inspirent pas pour une belle tenue.

           Elle se leva, rangea la paire qu'elle avait empruntée. Elle rejoignit Melody, qui avait trouvé deux paires, en ignorant complètement son interlocuteur. Celui-ci la regardait avec un léger sourire. Après le passage en caisse, elles sortirent, retrouvant Augustín. Le petit groupe passa dans deux autres magasins, où Melody fut à nouveau la seule à acheter des vêtements. Loïcia avait l'habitude de dépenser moins que son amie. Elle appréciait sortir avec elle, et cela ne la dérangeait pas de sacrifier quelques heures de son temps pour la plus précieuse de ses amies. Seulement, lorsqu'Augustín imposait sa présence, cela devenait beaucoup moins agréable. Il parlait sans arrêt pour essayer de percer ce qu'il appelait « Le terrible secret de Loïcia ». Évidemment, ça avait l'effet inverse : elle se renfermait encore plus. Elle le laissait parler, et était à deux doigts de devenir vulgaire quand elle eut une illumination en constatant qu'il aimait parler de lui. Parler de lui, voilà la solution. Peut-être finirait-il par n'avoir plus rien à dire d'intéressant.
           Profitant d'un moment de silence de la part de l'homme, elle prit la parole d'un air intéressé :

— Et donc, vous êtes professeur ? À quel niveau ?

           Il sembla stupéfait un instant, mais, ravi de voir Loïcia se décoincer, il sourit.

— Oui, c'est ça. J'enseigne dans un collège à Versailles.

— Je vois. Vous aimez votre métier ?

— Oui, beaucoup. C'est génial de partager un savoir... c'est enrichissant, vraiment.

           Une lueur passionnée brillait dans son regard noisette. Surprise, Loïcia ne sût quoi dire pendant quelques secondes... encore une fois, il la déstabilisait. Comment un homme aussi prétentieux pouvait être à ce point passionné par un travail qui demande tant d'empathie ? Il était décidément étonnant. À moins qu'il ne soit qu'un menteur.

— Je vois. C'est beau, cet investissement pour la jeunesse... surtout à une époque où tout va si mal dans l'Education Nationale.

— C'est catastrophique, vous voulez dire. On travaille dans des conditions immondes, on est victimes de l'idiotie de nos ministres, et pourtant, on est les premiers à subir les critiques des parents qui nous trouvent trop paresseux... enfin bref, je ne veux pas me plaindre...

— Non, allez-y. Je veux dire, ça m'intéresse de connaître le point de vue d'une personne qui subit directement tout cela...

           Augustín fut lui aussi étonné de la voir s'intéresser à quelque chose d'aussi ennuyant... mais il était content de voir qu'elle n'était pas aussi coincée qu'il le pensait. Melody les retrouva pris dans une discussion passionnée au sujet de la dernière réforme en date. Attendrie, elle se fit discrète pour permettre à Loïcia de communiquer. Il était rare de la voir aussi bavarde, et elle se demandait par quelle prouesse cet homme était parvenu à éveiller l'intérêt de son amie.
           La journée se termina dans la bonne humeur. Loïcia avait nuancé son avis au sujet d'Augustín, pour le plus grand bonheur de son amie. Et finalement, tout le monde se tutoyait enfin.

Tous les chemins mènent à toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant