Chapitre I - Pile et Face

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Une foule, vivante, mouvante. Bariolée de sa joie insouciante, de son innocence touchante et dangereuse. S'agitant vainement, sans jamais s'en douter. Leurs rires gais illuminant autant la place sur laquelle elle se pressait que les lampes à vers luisants accrochées à chaque mur, suspendues au bout de réverbères blancs et à la ceinture de quelques passants.

Entre les lumières colorées, les voiles luxueux dansant dans la brise légère, les étals débordant de mets goûteux et de délicates œuvres d'art, babillait une assemblée tout aussi précieuse, vêtue pour la fête.

Robes de soie blanche, pantalons de cuir sombre, capes de velours moiré, gants et bottes fines en peau, cottes de maille d'apparat rutilantes, voiles de satin translucide, tuniques de lin bordées d'or, bourses remplies d'argent...

Rires enchantés, regards amicaux, sourires légers, brèves accolades ou embrassades, un salut lancé au fil du vent, avec la tranquille certitude qu'il atteindra sa cible, rapides effleurements de mains, gestes passionnés, conversations exaltées...

Et un monde d'odeurs intenses ! Celles de la propreté, de la richesse, du bonheur simple, ou de riches parfums aux fragrances puissantes, musquées, fleuries, légères, s'harmonisant étrangement bien entre elles, sans jamais étouffer.

Milles silhouettes, hautes, naines, minces, voluptueuses, gracieuses ou légèrement pataudes, pâles ou noires, aux milles regards, aux milles faciès ; foule brillante de diversité et de beauté. Jamais de geste brusque, jamais de mot de travers, rien qu'une pure gentillesse et amitié émanant de chaque être.

Au final, cette foule éclatante semblait refléter le monde parfait dans lequel elle évoluait avec simplicité. Le Paradis.

Mais c'en n'était pas un. Pas vraiment. Ce n'était que la Place du Ciel, dans le Quartier des Nuées, un soir de fête comme il s'en déroulait fréquemment dans ces rues riches.

Et dans l'ombre, parfois mêlés à ces gens bien portants, l'autre face de la Forteresse apparaissait par intermittence, sans jamais accrocher le regard, insaisissables, invisibles, serpentins.

Corps amaigris, peaux burinées par la vie, yeux ternes ou luisant de colère, mains lestes, corps tendus, sourires narquois, airs décidés, habits tachés de suie et rapiécés mille et une fois.

La Forteresse se résumait à une pièce, montrant le plus souvent Pile, bien propre, gracieux, splendide. Et sous une violente impulsion, empreinte de rage et de désespoir, Face exhibait parfois sa vilaine figure blasée, blessée, humiliée.

Cela n'avait pas de sens. Ces gens s'agitant dans l'innocence, ayant tout ce qu'il leur fallait, voire bien plus, et ces enfants et adolescents mourant de faim, consumés de colère, haïssant ces riches les oubliant bien trop facilement dans l'ivresse de leur insouciance.

La Forteresse était un fragile équilibre, où aisés et pauvres s'opposaient. Mais les premiers ignoraient les seconds, qui réagissaient alors avec leurs armes, rappelant l'espace d'un instant à la riche populace leur sale existence – un bref instant.

Puis, la vie reprenait son cours, sous la houlette de gardes, jusqu'au prochain coup d'éclat. Encore et encore, comme une mécanique bien huilée dont il serait dangereux de changer l'instable logique. Ce que nul n'oserait faire, évidemment.

Ainsi, tapis dans les rues et ruelles s'étoilant autour de la Place, vingt-quatre enfants et adolescents guettaient, parfois juchés sur des tonneaux ou des toits, planqués sous des carrioles ou derrières des monticules de caisses.

Attendant le signal.

Leurs regards furtifs se baladaient sur la foule, captant chaque détail, leurs doigts fébriles s'agitaient nerveusement, comme anticipant le moment où ils s'empareraient de quelque butin. Leurs corps, tendus, se préparaient à l'impulsion qui les projetterait sur le terrain.

Ils étaient vêtus de pauvres habits, leurs visages maculés de crasse et de suie, leurs ongles noirs et acérés, leurs yeux, enfoncés dans des visages amaigris, brûlant de vivacité. De tout âge, parfois jeunes adultes.

Ils étaient là pour une seule chose : le centre de leur vie terne, sa raison et son but, ce qui faisait leur monde, ce pour quoi ils vivaient, se battaient et, parfois, mouraient. Ce qui les réunissait, qui faisait frémir la belle cité.

Le vol.

Ce n'étaient que des voleurs, redoutablement organisés, frémissant d'impatience sous le lointain regard de gardes impavides et attentifs. Ceux-ci s'attendaient quelque peu à ce qui allait se passer, mais n'osaient attraper les gamins, ignorant qui, des miséreux, étaient des voleurs, et qui des mendiants ou des riches gamins sales.

Et à la tête de la bande, cheffe incontestée, Nylsin. 

La Forteresse des ChimèresWhere stories live. Discover now