Chapitre 1

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Allen Cunningham était un adolescent plutôt excentrique. Il portait des costumes gris, portait un chapeau, ne sortait jamais son son manteau et se servait de son parapluie comme d'une canne. Il avait un vocabulaire étrangement soutenu pour un enfant de cet âge, et s'en amusait souvent. Il s'ennuyait de tout, même de lui-même. 

La vie n'était pas facile pour Allen Cunningham. Chaque jour, il devait se lever à sept heures, se lever, se laver, s'habiller, boire, marcher, s'asseoir, rire, repartir, et se coucher. Il n'avait aucune distribution de journaux à faire. Les conditions météorologiques étaient clémentes. Il n'avait aucun problème. 

Toute son existence se résumait en un seul mot : ennui. Répété cinq-mille-deux-cent-douze fois. Chaque jour, il essayait de s'intéresser à quelqu'un, à quelque chose, à n'importe quoi. Malheureusement, il s'ennuyait. C'était comme ça, et il n'y pouvait rien, se bornaient à lui répéter les adultes. Il ne les supportaient pas, d'ailleurs. Ses professeurs lui étaient tous inutiles, il pouvait très bien apprendre seul. Ils ne servaient qu'à l'ennuyer un peu plus. 

Bien sûr, il avait peu d'amis. Cela lui suffisait. Il les trouvait intelligents, tout comme lui. Eux aussi s'ennuyaient. Lorsqu'ils étaient ensembles, ils s'asseyaient contre un mur et ne disaient rien. Pendant quelques heures. Ils s'entendaient réfléchir, et ils s'en contentait. Ils n'avaient jamais vraiment eu besoin de communiquer. Seulement, ils adoraient parler. Tous. Leur amitié leur servait d'outil pour perfectionner leur art de la conversation. Ils se connaissaient, connaissaient leurs langages, leur vocabulaire et leurs sujets de prédilection. 

Ils étaient au nombre de cinq. Lui, Allen Cunningham, et les quatre autres. Sebastián Alvadaro, Bernt Von Wickten, Maxime Barbet et Almerigo Zarcone, tous aussi excentriques. À eux cinq, ils représentaient les cinq pays acteurs de la Renaissance. L'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, la France et l'Italie. Ils se surnommaient les "Renaissants". On les surnommait les "Renaisseurs". Cette bande de cinq garçons impressionnait, et ils s'en fichaient royalement. De toutes façons, ils étaient suffisamment brillants pour construire leur avenir sans avoir besoin des autres. Chacun d'eux avaient un domaine de prédilection, mais excellaient également dans les autres matières. Ils avaient également une manière différente de rédiger leurs copies, mais obtenaient les mêmes notes, et rendaient leurs copies avec le même regard nonchalant.

Sebastián Alvadaro était déjà un grand mathématicien. Sa bibliothèque personnelle était remplie d'ouvrages spécialisés, classés par ordre de parutions. Les cours de mathématiques du collège lui étaient dérisoires. Il entrait dans la salle de cours en sachant qu'il était meilleur que l'enseignant lui-même, et savait qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Il s'en abstenait cependant. L'art de vivre était une discipline fondamentale, et il la méprisait à la perfection. Il venait aussi en costume, mais les siens étaient bien plus clairs et légers que ceux de son ami. Il rayonnait, sans montrer le moindre étirement des lèvres. Il avait la manie de ramener souvent ses cheveux en arrière, d'un geste très élégant qui lui valait quelques remarques désobligeantes de la part des professeurs, qui tentaient désespérément de lui trouver un défaut. 

Bernt Von Wickten était un artiste né. Il connaissait les plus grands peintres du siècle, et les peintres le connaissaient. Il classait ses livres par couleur, dans une grande bibliothèque sombre. Il n'aimait pas l'ordre. Il avait mis les livres oranges à côté des bleus, et en avait même acheté des jaunes, après, pour sa collection. Lorsqu'il avait fini, il s'était assis devant son oeuvre et l'avait trouvée trop ordonnée. Il avait enlevé tous les livres, avait réfléchi, puis les avait remis exactement dans le même ordre. Ensuite, il avait pris un livre de chaque couleur, les avait brûlés, puis avait lancé leurs cendres sur les étagères. Bernt Von Wickten était un artiste.

Maxime Barbet était un littéraire. Il aimait lire, juste comme ça, pour lire. Il n'avait jamais l'impression de voyager, ne se liait pas d'amitié avec des personnages, n'avait pas l'impression de connaître les lieux par coeur. Il lisait. Ses livres, il en avait beaucoup, étaient classés par nom d'auteur. C'était un véritable dandy, comme Maxime Rougon, dans Zola. Il souriait souvent, mais rarement sincèrement. Il avait les manières froides d'un usurier, l'allure d'un spéculateur immobilier et des airs de grand bourgeois. C'était également un très bon écrivain.

Almerigo Zarcone, lui, était un géographe talentueux. Sa chambre était tapissée de cartes, et il avait une étagère pour chaque continent. Il avait beaucoup voyagé, et ne s'en ventait pas. Il avait commencé à dessiner une carte du monde, en fonction de ce qu'il avait vu. Il s'appropriait ce monde, ces montagnes, ces mers. Son monde, ses montagnes, ses mers. Il le connaissait bien, ce monde, depuis tout petit. Il avait une excellente mémoire, et adorait réciter ses atlas à son miroir. 

Quant à Cunningham, il n'aimait rien, et savait tout. C'était un philosophe. Il n'avait pas besoin de lire pour connaître, ni de voir pour comprendre. Il lui suffisait de penser. Ses livres, il ne savait pas comment ils étaient classés. On le faisait pour lui. Il s'en fichait éperdument, préférant sa chambre à l'immensité glaciale des bibliothèques. Seul ce qu'il pensait lui était propre. En tout cas, il essayait que ce soit le cas. 

C'était une belle bande. Il arrivaient devant les portes de leur collège à la même heure exactement. On les y déposait en voiture. Les autres enfants se retournaient lorsqu'ils passaient devant eux. On ne les voyait jamais vraiment. On ne les connaissait pas. Ils étaient flous. Simplement, tout le monde savait toujours où ils étaient. Ils attiraient, comme des aimants, les âmes ignorantes qui flottaient autour d'eux. 

Les garçons flous se détachaient clairement de la masse informe dans laquelle ils évoluaient.


La Confrérie des LatinistesWhere stories live. Discover now