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 Les mêmes rituels matinaux, les mêmes conversations sur le chemin vers le bâtiment d'enseignement. Aucune surprise, comme toujours. Chaque membre de la communauté avait son rôle à jouer, et la seconde génération, créée dix-sept ans auparavant, trouverait sa place le soir même lors d'une énième cérémonie. Le cheminement vers ce dernier cérémonial avait été long et fastidieux, chaque sujet de cette génération avait suivi une éducation colorée par une aversion profonde pour l'espèce humaine et ses abus. La génération originelle avait travaillé à apprendre aux plus jeunes à persévérer, à aider son prochain mais aussi, et surtout, à combattre ardemment afin de mener à bien de futures croisades. Ils prônaient une politique sans pitié contre leurs ennemis, et prouvaient aisément la vanité, la laideur et la faiblesse d'esprit humaine. Aucun argument ne manquait. Leur idéologie n'avait jamais failli. Ils avaient réussi à ériger une génération proche de la perfection, des êtres mi-robots mi-humains par leur lien étroit à ceux qui les faisaient littéralement vivre : les humains. Faits captifs à leur plus jeune âge, ils avaient grandi, eux aussi. Les humanoïdes d'Apodis s'étaient chargé de les garder vivants et dociles, de manière à ce qu'ils puissent toujours servir à leur copie robotisée. Les deux êtres, quoique complètement différents, avaient été liés à l'aurore de leur existence par une technologie de capteurs sensitifs, et depuis ils n'avaient été séparés. Une réelle corrélation existait entre eux, une sorte de lien très fort comme celui de la fratrie, et pourtant c'était bien plus complexe que ça.

Dans une chorégraphie millimétrée qu'elle ne cessait de répéter depuis toujours, la communauté disciplinée s'organisait telle une vraie fourmilière : méthodique et efficace. Les êtres de métal se donnaient des airs de monsieur et madame tout le monde en suivant un « quotidien » créé de toutes pièces par leurs soins. Tout le monde était utile et chacun avait sa place à Apodis. Certains étaient disposés à des tâches d'enseignement pour les générations plus récentes, d'autres entretenaient le climat et l'environnement de vie. Des tas de professions semblaient tous les régir et ce système avait longtemps porté ses fruits.

Ce matin-là encore, rien ne dépassait, tout était parfaitement parfait. Exactement dix-sept années séparaient la communauté de la création de la seconde génération et l'éducation de cette dernière avait été un franc succès pour ses pères. Aucun contact physique avec l'espèce humaine, appel à l'aversion de l'humanité, tout avait été mis en place pour que ces nouveaux êtres ne reproduisent pas les erreurs passées. Les résultats encourageants qu'ils avaient produit avaient même permis la naissance d'autres générations d'ors et déjà en développement. Mais ce jour-ci était spécial. Chaque membre de la communauté avait attendu comme on attendait Noël. La seconde génération atteignait, le soir même, le sommet de sa formation, le troisième et dernier rang qui résulterait en l'attribution de leurs identités. À proprement parlé, ce cérémonial était tout neuf dans la communauté et avait été décidé par les dirigeants pour rendre cette nouvelle génération encore plus « vivante ». Les membres portés à maturité recevraient alors une profession, comme leurs prédécesseurs, mais aussi un prénom. Les humanoïdes originels avaient longuement étudié l'importance du prénom dans les civilisations humaines et avaient été surpris par l'influence qu'ils avaient sur l'être qui les portait et sur sa manière d'évaluer autrui, d'interagir socialement. Le choix avait donc été fait d'attribuer aléatoirement un prénom à chaque humanoïde de la seconde génération au moment de sa gradation finale.

« A013.2 » était sorti de veille à l'heure exacte où il l'avait fait chaque jours depuis sa création. Le chant guilleret des petits oiseaux aux ventres bleus lui avait paru plus désagréable qu'il ne l'avait été ces dernières années, et ses tuteurs l'avait charrié sur son éternelle mauvaise humeur matinale. Il entretenait avec eux une relation franche et pleine de confiance, si bien qu'ils étaient sûrement ses seuls proches. Ses tuteurs savaient tout de lui, après tout c'était un peu comme s'ils l'avaient créé de toutes pièces... à quelques détails près. Alors qu'ils mimaient un petit déjeuner familial, les deux modèles plus vieux plaisantaient en rappelant chaque cérémonie de passage du plus jeune. À l'allure de parents, ils avaient toujours été fiers de lui. Au premier rang, il était déjà le bambin le plus éveillé. Il babillait, commençait à aligner des pas assurés et surtout, il était celui qui paraissait le plus vivant de sa génération. Quand il eut passé le second rang, tous étaient ébahis de voir un enfant mature et touche à tout. « A013.2 » était le centre de l'attention de toute la communauté depuis toujours, il en avait conscience mais détestait ça. Voilà pourquoi il avait fini par lever les yeux au ciel en consultant son programme de la journée. Vu, vu et revu. Il n'y aura rien de bien impressionnant aujourd'hui. On le féliciterait pour ses progrès et on lui accorderait un métier lambda qu'il connaissait sûrement déjà. Il s'ennuyait rien qu'en y pensant. L'humanoïde à la chevelure synthétique brune et disciplinée avait seulement hâte qu'une autre journée passe.

Aucune vague, tous en rang les membres de la communauté prenaient le chemin jusqu'au lieu de rassemblement habituel : le Foyer. « A013.2 » n'était pas très friand des rassemblements, il n'avait pas vraiment l'habitude de se rendre au Foyer. Plusieurs groupes de loisirs avaient vu le jour pour combler les besoins diverses de la nouvelle génération plus nuancée, plus intéressée et curieuse. Cependant, « A013.2 » n'avait jamais aimé ça. Le jeune solitaire rejoignait les rangs avec ses deux tuteurs, ces derniers, plus sociables, saluaient les autres, comblaient les silences. Rien ne barbait plus « A013.2 » que les conversations hypocrites que les uns menaient avec les autres. Heureusement pour lui, ils avaient fini par regagner les gradins, les lumières s'étaient tamisées, et le Cercle avait gagné sa place au centre de tous. Ceux que l'on appelait Le Cercle était les membres qui composaient la tête pensante d'Apodis, ils étaient donc ceux qui attribuaient le rôle de tous les humanoïdes arrivés à maturité. La cérémonie avait démarré sur un long discours de « A01.1 » qui ne s'était pas empêché de rappeler aux plus jeunes l'importance de leur fidélité à la communauté et sa pensée. « A013.2 » connaissait ce discours sur le bout des doigts tant il l'avait entendu, il n'avait donc porté aucun intérêt à ce qui se disait, s'attirant les foudres de ses deux parents. Mais leur attention à tous s'était déplacée de nouveau au centre de l'amphithéâtre, l'attribution venait de commencer et même notre jeune humanoïde revêche avait été captivé. Pendant de longues minutes, il avait pu observer la plupart de ses camarades être redistribués dans différents domaines nécessaires à la vie de la communauté. Puis vint son tour, il avait dû se lever, rejoindre l'estrade et de là-bas il avait pu voir ses tuteurs, main dans la main, débordants d'impatience et de liesse. Son attribution lui avait paru durer une éternité et pourtant à l'annonce de sa profession il aurait voulu attendre pour toujours plutôt que de l'avoir entendu. Il n'en croyait pas ses oreilles. Comment un humanoïde comme lui avait pu paraître capable d'une telle profession ? Comment allait-il pouvoir l'exercer toute son existence ? Comment allait-il pouvoir l'exercer tout court ? Tout l'amphithéâtre s'était levé pour le féliciter, ses parents étaient si fiers. « A013.2 » avait hérité de la profession la plus renommée de la communauté, celle qui avait le plus d'importance aux yeux des humanoïdes. Mais il était différent et jamais il n'avait pensé devoir s'attarder à une telle tâche.

Pour la première fois depuis toujours, il avait commencé à douter de son efficacité. 

𝙰𝙿𝙾𝙳𝙸𝚂: 𝚊𝚗𝚊𝚕𝚘𝚐𝚘𝚞𝚜 | 𝐽𝑖𝐾𝑜𝑜𝑘Où les histoires vivent. Découvrez maintenant