Les petits mots de la rue

Chapitre 1

J'ai un passe-temps assez atypique. Je recherche des petits bouts de papier lorsque je marche
en ville. On pourrait aisément me qualifier de collectionneur au vu du nombre de mes trouvailles.

Personnellement je me vois comme un cleptomane urbain, je sillonne les rues la nuit dans mon
anonymat à la recherche de petits trésors délaissés. Ils commençaient à s'amonceler chez moi dans une boîte à chaussures. J'en avais cent cinquante et un. Ces petits bouts de papiers avaient des couleurs, des formes, des contenus très divers. C'était mon passe-temps, mêlant savoureusement le ramassage de déchet à l'art. A vrai dire, je ne sais même pas comment j'ai commencé cette activité...

Mais en me penchant sur la question, je crois bien que tout à commencé lorsque je trouva une liste de course dans un caddie. Oui... C'est bien ça ! Elle m'attendait tout au fond. Je me rappelle
clairement avoir été intrigué par cette espèce de pâte humide qui collait sur les barreaux
métalliques. On a tendance a toujours vérifier si son panier est propre avant d'y mettre nos articles. Moi je me débarrassais toujours de ce qui traînait dans les autres paniers. A vue d'œil, c'était une pâte compacte inutile qui ne ressemblait à rien.

Sans vraiment réfléchir je pris soin de le déplier avec la délicatesse d'un horloger suisse. Il fallait
me voir sur ce parking, je devrais être ridicule sur le moment. A ma grande stupeur, je découvris une magnifique écriture. On y décelait une forme de sensualité dans la rondeur des e, dans la boucle des l. Je dirais que les mouvements délicats de sa plume laisser entendre qu'il s'agissait d'une femme. C'était bien le seul constat que je pouvais faire, je ne suis pas Sherlock Holmes.
Soit dit en passant, le contenu de cette liste de course en disait beaucoup sur la personne. Vous
connaissez l'adage : « Tu es ce que tu mange ». Puis de haut en bas, je me mis à lire ces quelques
ingrédients :

« Farine, chocolat, oeufs, noix , carottes râpées, eau, citron, épinards, brocolis »

C'était une liste anodine d'une personne qui mangeait vraisemblablement sainement et qui préparait un gâteau chocolaté aux noix. Me voilà bien avancé dans mon enquête. Une idée fugace me traversa l'esprit, je savais où elle faisait ses courses, un peu près dans quel rayon elle allait... Et si je lui disais bonjour et que j'entamais une conversation avec elle ? Non, c'est une idée vraiment stupide.

Qu'est-ce que je lui dirais... « Bonjour, je suis un malade mental qui vous espionne, vous aimez les brocolis ? »

Ce soir là, j'avais là tête dans les nuages à cause de cette liste de course. Ou plutôt, parce que je me demandais qui se cacher derrière cette douce écriture. En rentrant chez moi, je l'accrocha sur une toile qui traînait sur mon bureau. Et le lendemain, j'ai commencé à en chercher d'autre pour remplir l'espace. Finalement, tout s'est fait assez naturellement.

Plusieurs jours passèrent, mon engouement était toujours au beau fixe. Je trouvais ma matière
première dans les bibliothèques universitaires. J'avais un peu de tout . Des écritures fluides
féminines et soignées et des brouillons illisibles, à l'écriture quelque peu erratique.
Je commençais déjà à confectionner plusieurs toiles avec ces petits papiers. Ils avaient une valeur inestimable à mes yeux car j'en faisais quelque-chose. Ils avaient une belle vie avec moi. Des mots froissés qui devenait de l'art. Où l'art de faire du recyclage... Peut-être que je passerais à la télé. Peut-être que ça intéressa quelqu'un lors des prochaines brocantes à venir ? J'irais vendre mes toiles quand elles seront finies. Je vendrais ça en disant que c'est unique en son genre, que cela raconte une histoire : le quotidien des gens. J'essayerais de broder quelque chose de romantique pour que ça passe comme une lettre à la poste. C'est étrange car je commençais à m'attacher à ces mosaïques de papier. Ces listes, ces papiers, ces mots coupés en plein milieu formaient quelque-chose, une impression s'en dégageait. C'était comme si la rue parlait, des milliers de voix dispersées ça et là dans la ville.