La Tour - 18ème jour

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Floc. Flic. Floc.

Des étoiles scintillaient dans les pupilles noires de Léone tandis que le ciel déversait de généreuses gouttes de pluie dans ses gourdes. Ça flottait bien, les contenants seraient remplis d'ici un quart d'heure.

Heureusement, depuis le début de son périple, il avait plu régulièrement et ses gourdes gardaient le ventre plein. Mais pour combien de temps encore, bénéficierait-elle de cette faveur du ciel ? Manquer de vivres, c'était pénible. Mais manquer d'eau, c'était pire que tout. D'ailleurs on n'y survivait pas plus de quelques jours.

« C'est la merde » se dit Léone en observant le ciel à travers la meurtrière. Y avait pas à dire, plus elle montait, plus les nuages étaient épars. Les chances de recueillir de l'eau s'amenuisaient au rythme de son ascension.

- Partez pas les gars, hein ? murmura la jolie brune en regardant un de ces morceaux de coton glisser sous le vent.

Elle surveilla les nuages comme si elle pouvait y faire quelque chose. Ces masses nébuleuses se baladaient encore généreusement sous la météorite. On racontait pourtant que les nuages d'aujourd'hui ne se comportaient plus tout à fait comme ceux de l'époque. Le cycle de l'eau s'était transformé sur la planète depuis l'arrivée du météore. Ces cumulus ne formaient plus une seule couche comme avant, mais se baladaient plus ou moins en altitude.

Léone n'avait jamais eu la chance de les contempler de si près. Leur mouvement lent, leur forme molletonnée, dégageaient une sérénité infinie. Bien au-dessus des coupe-gorges du Bas-Monde, ces masses calmes vivaient en paix. Léone apprécia les observer à travers sa meurtrière, leur quiétude apaisait ses démons. Le ciel... C'était beau. Même quand il pleuvait.

Un gargouillis interrompit sa pause méditative. La faim balaya son bien-être d'un revers désagréable. Ses abdominaux se tordirent et son bidon rentra complètement. Léone reconnut parfaitement ces tiraillements mauvais de l'estomac, que la disette lui inculquait depuis l'enfance. Pourtant il ne fallait pas céder, elle devait conserver les vivres restants et étaler au mieux ses derniers repas. Sans quoi ses chances d'atteindre le sommet seraient amoindries.

Léone se fit donc une raison et décida de se divertir l'esprit. Fallait qu'elle s'occupe. Elle posa délicatement ses gourdes sur le rebord de la meurtrière pour se libérer les mains. Des gouttes de pluie continuèrent de s'y noyer dans un flic floc continu. Tant qu'elles ne regorgeraient pas d'eau, la renarde n'irait nulle part. Poursuivre son ascension était donc exclu pour le moment.

Plus tôt, Léone s'était déjà allongée sur sa marche pour tenter de discerner le sommet. Mais au 18ème jour d'ascension, malheureusement, rien n'avait changé... Elle aurait pu ergoter sur l'aspect gravissime de la chose, mais elle refusa de laisser son moral sombrer, en se martelant que son expédition prenait une tournure inquiétante.

Aussi, plus pour échapper à de sombres pensées que par nécessité, Léone décida de dresser l'inventaire de son bagage. Ça restait un sacré bordel dans son baluchon. Elle en sortit tout ce qui se mangeait, c'est-à-dire plus grand-chose, et le posa sur la marche de droite. Elle calcula le nombre de repas et inscrivit précieusement ce faible chiffre dans sa mémoire. La nourriture écartée, quelques objets subsistaient au fond. Ses doigts écartèrent au maximum les rebords du sac à dos pour y laisser filtrer la lumière.

Léone fut alors envahie par une drôle de sensation, en observant ses biens. Les bougies, les mêmes que celles posées au pied du portrait de leur clown. Son couteau, à l'aide duquel son prénom avait été gravé sur la table de cuisine des Renards. Le sac d'Ania, dans lequel ils avaient transbahuté la Bombe M. Le foulard de la Favorite... Et le bracelet du paternel de Céleste qui pendait à son poignet, tandis qu'elle tenait le sac ouvert. Dans la réunion de tous ces effets, Léone eut la désagréable sensation d'y lire son Destin.

À chacun de ces objets, correspondait une clé de son histoire.

Si le père de Céleste avait survécu, les deux sœurs se seraient-elles rendues aux spectacles de l'humoriste ? Y auraient-elles rencontré Ania puis les Renards ? Indiscutablement, si Léone n'avaient pas fait équipe avec ses mousquetaires, jamais elle n'aurait participé à ce casse chez Ricker... Et ce malheureux incident ne se serait pas produit. Enfin, s'ils n'avaient pas piégé le bastion du Warrigal, si sa route n'avait pas croisé celle de la Favorite... Son histoire aurait emprunté une autre tournure.

À bien y réfléchir, l'enchaînement de chacun de ces événements avait été nécessaire pour la conduire jusqu'ici. Comme les rouages d'une mécanique savante. Si un seul avait manqué à l'appel, Léone n'aurait jamais eu à grimper cet interminable escalier.

Flic. Floc. Les gouttes d'eau continuaient de remplir doucement ses gourdes. La pluie couchait sur le paysage un rideau flou. En regardant à nouveau dehors, Léone se souvint du jour où la tournure des événements avait définitivement formé un nœud alarmant. Comme si la fin était inévitable. Comme si l'adolescente était l'héroïne d'une terrible tragédie grecque et que la Tour devait être son tombeau.

Cette journée là aussi, il avait plu des trombes d'eau.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Where stories live. Discover now