Partie I

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— 1917. La Russie, sous les puissances d'un gouvernement instable. Décembre, puis Janvier. En fait, rien n'a encore changé. Trois flocons blancs sont tombés et les gens pensent déjà que leur tête ne tient plus. Et pourtant, il y en a qui ont les épaules plus lourdes, lorsque tu penses qu'ailleurs on commence à se battre, à se déchirer parce que l'on meurt de faim en attendant que la misère passe... Mais toi, tu n'as pas connu cela. Voilà des jours que tu menaces de gagner à pieds les frontières parce que tu as peur... Enfin, tu m'écoutes ?

— Oui.

— Regarde ! Que vois-tu ?

Lentement je lève les yeux. Mon cœur ne supporte plus. Il a fini par demander pitié mais jamais on ne l'écoute. Et cela en a toujours été ainsi parce que je ne sais pas me faire écouter. Voilà trois jours. Trois malheureux jours que Louise me pousse hors du pensionnat des jeunes filles orphelines vers les chemins surélevés des collines de Saint-Pétersbourg, là, au-dessus de la ville et de ses clochers noirs parsemés d'un peu de clarté, d'où elle lance le même et inlassable mot : regarde. Une fois de plus, comme toujours. Jamais elle n'a pas cessé de le garder à ses lèvres pour me le jeter presque violemment, poignant et amer, pour me rappeler qu'autrefois, c'est ce même mot qui tua ma mère. Mais cela, Louise l'ignore. Elle cherche simplement à me faire oublier mes aspirations littéraires que je dévore dans les livres philosophiques réservés aux élèves supérieures. Je sais que je n'y ai pas droit, je suis défendue même de regarder vers cette bibliothèque qui m'attire si fortement, qui renferme des secrets infiniment sages que je voudrais connaitre. 
Je sens la neige tomber sur mes joues blanches et froides par le temps, mon nez me pique et mes yeux se perdent dans cet horizon lointain que je connais malheureusement trop bien. 

— Que vois-tu ? me demande Louise.

J'évite de soupirer ou même de lui lancer une gifle. Chaque jour rien ne change. C'est toujours le même paysage, la même ville somnolente où je suis née sous le même soleil un peu blanchi par le même hiver. Et toujours cette même question « que vois-tu ? ». Et pourtant, je me tais. Je ne veux rien répondre parce que je sais que Louise cherche à me raisonner, à me faire réfléchir et moi, je n'aime pas cela. Je préfère oublier chaque jour qui pend lamentablement sur le contrat de ma vie comme le balancier d'une horloge que je revois dans le sombre et étroit couloir grisâtre du pensionnat. Je voudrais pouvoir dire à Louise qu'elle perd son temps, elle qui me répète sans cesse que chaque seconde est précieuse et qu'il ne faut rien négliger. Est-il si utile alors de rester dans le froid glacial de ma Russie seulement pour ce mot misérable « regarde » ? Si au moins la vue me reste, en cet instant je voudrais être muette.
Mais je sais que plus j'attends encore et le vent finira par glacer mes veines et emporter mon manteau qui balance déjà sur mes épaules, prêt à s'envoler dans les souffles blancs. Et j'attends pourtant malgré moi que cette réponse me vienne. 

« Que vois-tu ? ». Si seulement je pouvais voir bien plus que la simple ville de Saint-Pétersbourg où se dressent milles cheminées aux grandes fumées grises, des rues blanches où marchent les gens en habits noirs et courent des fiacres çà-et-là. Si seulement je pouvais voir au-delà du grand palais et ses murs blancs qui renferment tout un gouvernement. Oh ! Combien je voudrais voir se dresser les piliers d'un soleil, les hirondelles qui reviennent, des livres de philosophie dans chaque kiosque de la ville, entre les mains des enfants et de ceux qui, comme moi, cherchent un peu de savoir pour ne pas paraître stupides. Et si seulement parmi les femmes en manteau rouge et les hommes postés près des réverbères, je pouvais reconnaître Karie et Gabriel. Combien je voudrais revoir leur visage aux couleurs claires, leur yeux bleus et leur vie que j'ai perdue. 

Mais hélas, le ciel est toujours gris et le monde est toujours blanc. Moi, je suis pâle de ces gens qui ne lisent pas les livres, je suis lassée des questions de Louise, fatiguée de ces réponses que je n'ai pas, découragée par le triste et mortel pays dans lequel je vis, où je ne trouve pas même un seul trait de lettre qui annonce « bonheur ».
Regarde. C'est tout ce que l'on m'a dit. Et c'est tout ce qu'il me reste. C'est tout ce qui m'appartiens chaque jour comme une ancre que je déteste et qui pourtant ne m'évite pas. On me dira « regarde » lorsque je serais morte, parce qu'Ils lui ont aussi dit, que Karie les a crus et qu'elle est tombée à terre comme tous. Je l'ai vue s'écrouler au milieu des gens et sur une route noyée de sang et de honte. Je revois les pavés, tous différents, tous de pierre et de défauts, sur lesquels on avait déjà inscrit les noms de ceux que l'on voulait éliminer. Maman voulait fuir toute l'horreur du pays et les gens armés qui ne faisaient rien d'autre que des massacres. Elle voulait sauver sa vie et conserver quelques secondes de souffle, pour continuer à aimer, à vivre, à voir le bonheur et à donner des enfants. Il m'est si souvent arrivé de vivre tout cela dans mes plus terribles cauchemars sans savoir me réveiller. Et c'est avec angoisse et terreur que je vivais chaque jour en pensant à ce mot terrible qui suffit pour éliminer la vie : « regarde ».

En cet instant, mes yeux figés ne clignent plus sur le décor imprimé en noir et blanc dans mon esprit vide. Ma tête crie de répondre le néant, mon cœur implore les pleurs et moi, balancée entre eux, je préfère me taire.

— Que vois-tu ?

Alors, puisque les cheminées, les rues, le palais là-bas, les gens, les voitures, tout comme ces livres de sagesse me hantent, je réponds :

— Rien.

J'ai peur de la guerre, de tout ce qui pourrait arriver, de ce qui plane au-dessus de nos têtes et qui menace de s'écraser lourdement. J'ai peur des autres et de mon pays, je me méfie de tout. Papa, lui, avait disparu. Il m'a laissée à deux ans. Il ne voulais plus de la Russie, il ne voulait plus entendre parler d'elle parce qu'elle lui avait fait du mal. Blessé, il a préféré partir tout seul. Alors maman m'a prise avec elle. Maintenant j'ai peur. A cause d'elle, de ce qu'Ils lui ont fait ; elle fuyait la misère et toutes les querelles de famille. Elle voulait partir comme papa. Mais elle s'est retournée, des gens lui ont dit « regarde », ils l'ont abattue.

J'ai peur des angoisses, des chaines aux pieds des prisonniers et de la solitude qui me ronge. J'ai peur du temps, de mon pays et je sais que bientôt criera la haine.


Dix mille regards dans mon existenceWhere stories live. Discover now