Contre-soirée

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! J'avais déjà croisé ? plusieurs fois, à des événements d'amies communes. Pas le genre à être au centre de la fête, plutôt un rôdeur des contours. Je me demande toujours ce qui les retient. J'ai envie de les ramener vers le centre, de les relier. Au monde, ou juste à moi ? Je ne sais pas. C'est peut-être complètement égocentrique. Ou alors, cette pulsion de dire "je te vois", c'est un espoir que passe un message plus vaste, d'être en fait la porte-parole de l'univers. Encore plus égocentrique ? Hm, je vois. Enfin, je fantasme là-dessus, mais c'est rare que j'y aille vraiment. C'est en général quelque chose qui existe dans un coin de ma tête, en parallèle d'une danse, ou d'une discussion avec des amies. Ce soir-là, je l'ai trouvé seul, en train de fumer, au balcon de la cuisine de Masha, où je venais chercher de l'air et de l'eau. Bon, il n'avait que du feu.

? Tu ne vas sûrement pas me croire, mais c'est moi qui ai décidé que ce serait une bonne chose qu'on raconte notre histoire. Je suis en général la source de ce genre d'idées brillantes. Ne dis pas à ( que je te l'ai dit, où elle viendra sans doute me punir pour mon arrogance.

! Il - enfin, à l'époque, c'était plutôt iel, mais comme ça a vite bougé, il m'a autorisé à simplifier ici en disant il. Bien sûr que j'ai demandé la permission, pour qui tu me prends ? Bref, il fumait tout seul.

( Tu vois ce moment où tu meurs d'envie de faire quelque chose, mais que tu sais très bien que c'est pas une bonne idée ? J'étais dans cet état-là, quand j'ai décidé d'aller les rencontrer. Si j'aime dominer, ce n'est pas parce que j'ai un bon contrôle de moi-même. C'est pour éviter de perdre complètement pied. Prendre pour d'autres toutes ces bonnes décisions que ne saurais pas prendre pour moi. 

Ça sentait la poudre, ça ressemblait à des murs familiers, que je m'étais pris en pleine face dans un passé encore trop frais. J'avais peur, j'avais faim, et un instinct de survie complètement dysfonctionnel. J'ai pris ma moto, et j'ai foncé. En fait, j'ai pris le métro, mais il faut avouer qu'écrire ça, c'est tout de suite moins classe.

! ?  a voulu qu'on introduise (  tout de suite, pour créer du suspense. Ça spoile un peu, mais au moins tu sauras qu'elle va finir par arriver. Nous aussi, tu sais, on l'a attendue longtemps.

? Et puis on sait que ça lui fait du bien, d'être déjà là, en creux. Qu'on ne se contente pas de reléguer son existence au vingt et unième chapitre. Qu'elle ait sa place - même s'il s'agit pour l'instant d'observer, tapie dans l'ombre.

! Je me suis aspergée le visage d'eau - danser m'avait donné chaud - puis je l'ai rejoint nonchalamment sur le balcon. J'ai vite déchanté, j'avais oublié qu'on était en hiver.

- Hé, mais ça caille !

? Je lui ai tendu une cigarette, sans rien dire, un sourire en coin. Quand t'es timide, y a pas de meilleure stratégie que d'avoir l'air mystérieux. Si je connaissais déjà ! ? Dans les groupes où je traîne, tout le monde avait au moins entendu parler d'elle. C'est le genre de personne qui prend de la place, tu vois. L'inverse de moi.

- Non merci, je fume pas de tabac.

- Tu jures que par les joints de pure, du coup ?

Elle rit.

- Non, je pensais plutôt à des mélanges d'herbe, des trucs que j'achète en ligne. En ce moment j'alterne entre passiflore et damiana. Prochain niveau : apprendre à récolter moi-même.

- À la mode sorcière ?

- Tu te moques ? Moi je trouve ça bien qu'on se réapproprie des savoirs qui se perdraient sinon. S'il faut que ça soit cool pour que j'apprenne à distinguer un noisetier d'un frêne, so be it, je vais pas cracher dessus.

- Ah ouais, c'est vrai que c'est un savoir qu'on risquait de perdre, la distinction noisetier-frêne, je m'étais pas rendu compte.

- Tss, t'es bête. J'y connais rien pour l'instant, normal que mon exemple soit pourri. Mais attends un peu ! Dans six mois, toi aussi tu viendras me demander les recettes de mon breuvage pour adoucir tes douleurs de règles, ou...

- ... dans six mois j'espère bien que j'aurais plus de règles, mais bien tenté !

- Ah, euh... tu vas prendre des hormones ?

- Yep, officiellement et tout, mon ordonnance devrait pas tarder. Fais tourner l'info d'ailleurs, si tu connais des gens qui auraient besoin de T, je pourrais partager mes ampoules.

- J'ai peut-être un pote que ça pourrait intéresser, je te tiens au courant. Je suis ton compte insta, je peux te contacter comme ça ?

Je me sentais plutôt à l'aise avec elle, c'était fluide, pour une première vraie interaction. Elle ne se laissait pas démonter par mon côté piquant, et ça me plaisait. J'avais envie de pousser un peu dans cette direction. Tester son assurance.

- Alors, sorcière, tu me fais goûter tes plantes ?

- Méfie-toi, la damiana, c'est aphrodisiaque.

Regard direct, sourire franc. Elle flirte là, non ? Soudain, pensée intrusive : je l'ai imaginée me dire : "Tu feras sans doute moins le malin ensuite quand tu me supplieras de te lécher". J'ai rougi, détourné le regard, cherché une réplique qui me redonnerait de la contenance.

- Donc tu fumes des trucs aphrodisiaques toute la journée, comme ça. Besoin d'un boost de libido ?

Ce n'était, visiblement, pas mon cas. Qu'allait devenir ma vie en rajoutant de la testostérone sur ma tendance à fantasmer ? Mieux valait sans doute que je ne me penche pas trop à l'avance sur la question. Ça ne risquait pas d'améliorer mon attention défaillante en tout cas, c'était une certitude.

- Ma libido se porte bien, merci. Et toi ? La famille, les ami·e·s...

! "Tu veux venir vérifier ?" était une réplique qui m'était clairement passée en tête pour compléter ma première phrase, mais je l'avais repoussée contre une blague. Trop abrupt, on parlait depuis cinq minutes, et puis quitte à choisir, je préfère chauffer sur la piste de danse. Je ne l'y avais pas encore croisé, mais je pouvais peut-être le convaincre.

- Je t'en roule une si tu viens danser avec moi ensuite ? Deal ?

- Euh... J'ai pas assez bu pour ça.

- Oh mais t'inquiètes, la damiana fait des miracles !

Les gens se disent souvent qu'une meuf entreprenante ne peut pas être soumise. Je vois bien que quand je fais un coming out, j'ai droit 90% du temps à des grands yeux étonnés. "Nan, mais !, sérieux ? C'est pas du tout l'idée que je me faisais de toi !" Pour mon droit à la complexité, on repassera. Je nous ai roulé deux petites clopes de damiana avec brio, c'était un art que je maîtrisais depuis longtemps. Sans trop lui laisser le temps de répliquer, je lui ai tendu la sienne et ai allumé la mienne en changeant de sujet :

- T'as vu que la coloc de Bloup organisait un carnaval queer le mois prochain ?

- J'ai vu passer, ouais. T'y vas ?

Of course, ça va être trop cool ! Et toi ?

- Je sais pas encore, et j'ai pas de masque alors...

- Argument invalide ! C'est facile à faire, y a moyen de simplement acheter des supports en magasin loisir créatif et de les décorer. Alleeeez !

? Elle faisait ce truc d'extraverti·e·s que j'avais déjà remarqué chez ses congénères : en un instant, mettre l'ensemble de son énergie dans un événement social à venir, avec le besoin impérieux de te convaincre à tout prix maintenant maintenant qu'il faut que tu sois là, ce sera la soirée du siècle, tu comprends ? J'ai bien capté que ça ne servait à rien de résister dans ces moments-là, au pire, tu fais semblant de te rendre, et ça passe. Oui, je suis un fin stratège, t'as remarqué ?

- Ça a l'air sympa, on en reparle plus tard ? T'auras qu'à m'envoyer des images d'inspi sur instagram.

! On avait fini de fumer. Si jamais tu te demandes, non, ce n'est pas un peu de Damiana qui allait nous mettre le feu au cul, mais j'avais de l'énergie à revendre. J'ai entrouvert la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, et les beats d'électro m'ont donné envie de replonger dans le salon moite de Masha. En faisant mine de rentrer, je lui a tendu la main. Il l'a prise. 

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⏰ Last updated: Apr 05, 2020 ⏰

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