Chapitre 2

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Partie 1

Il fallut une bonne heure à Dragan pour traverser la ville dans l'autre sens, jusqu'au tranquille quartier des tisserands où lui et sa bande avaient installé leur quartier général. Il s'agissait de l'un des rares endroits de la ville – avec le quartier chic des manoirs qui longeait les méandres de l'Eïko – à disposer de l'éclairage public. De grands lampadaires de bronze projetaient leurs lueurs vacillantes de part et d'autre des rues. L'électricité ; récent cadeau d'Oracle la Corrosive, la cité aux mille étages. La mégalopole de plus de deux millions d'habitants, à la pointe de la technologie, souffrait de son climat hostile dû aux pluies acides qui lui valaient son surnom. En échange de denrées alimentaires, la géante offrait à sa lointaine voisine les secrets de la science. Les travaux avaient démarré cinq ans plus tôt : toute la ville aurait déjà dû disposer de la fée électricité. Malheureusement, avec l'ascension du très pieu prince Estiel au pouvoir trois ans auparavant, une majorité de prêtres dualistes s'était vertement opposée à ce progrès soudain. Tous les chantiers étaient suspendus pour une durée indéterminée.

Le quartier général des Lézards – surnommé de manière assez peu originale La Lézardière – se trouvait au sous-sol d'une herboristerie tenue par un vieillard sympathique qui leur louait sa cave à un prix modeste. Il avait en outre l'élégance de ne pas s'intéresser de trop près aux activités de ses locataires. De jour, Dragan pouvait entrer par la porte principale, mais de nuit, afin de ne pas déranger le sommeil de leur propriétaire, les jeunes passaient par un soupirail discret à l'arrière de la bâtisse. Il fallait se contorsionner un peu, mais c'était un moindre mal.

Dragan ôta la grille qui protégeait l'entrée de son repaire et se laissa glisser à l'intérieur du bâtiment.

S'ouvrait devant lui un couloir humide où une famille d'araignées se disputait le terrain avec des moisissures fluorescentes. Enfin, arrivé à une lourde porte de bois, Dragan se saisit d'une clé dissimulée dans sa poche pour ouvrir.

Le quartier général était une cave aménagée afin d'accueillir au quotidien les quatre membres du groupe. Il n'y avait que deux pièces : une minuscule salle d'eau et un salon qui faisait aussi office de cuisine et de dortoir. L'espace, bien que réduit, avait cependant été aménagé avec soin. Presque avec goût.

Chacun des membres du groupe jouissait d'un hamac en toile et d'un petit coffre où disposer ses effets personnels. Au centre de la salle, un canapé défoncé et deux fauteuils de cuir acquis illégalement formaient un salon, complété par des coussins colorés et une petite table basse en corail jonchée de bouteilles vides et pleines, d'herbes à fumer, d'armes blanches et de cartes à jouer. Des tapis multicolores recouvraient le sol.

Il faisait souvent frais et humide ici, aussi de grosses couvertures jonchaient le divan, à disposition des plus frileux. À cette époque cependant, avec le soleil de plomb qui grillait les bâtiments de pierre toute la journée, se couvrir la nuit était tout bonnement impensable.

Il était plus de trois heures du matin, mais personne ne dormait dans la cave.

Alexander, le duelliste du groupe, ancien escroc et recrue la plus récente, cirait ses bottes avec rigueur, assis sur un coussin rapiécé. Toujours vêtu à la dernière mode, il possédait un visage hautain plutôt attirant, à peine gâché par un nez cassé de nombreuses fois. Ses talents de combattant lui avaient acquis une place définitive au sein de la petite troupe.

Isaac s'affairait dans le recoin qui leur servait de cuisine, composé en tout et pour tout d'une planche sur deux tréteaux et d'un petit four à bois. Une odeur de beignets au miel vint chatouiller l'estomac de Dragan. Il respira l'air humide.

Miel, cardamome, cannelle. Muscade ? Muscade.

Son talent se travaillait au quotidien. Isaac lui lança un beignet, il l'attrapa au vol.

Le doyen du groupe était un homme à part. Son apparence patibulaire et sa manie de ne pas décrocher un mot pendant des jours avaient quelque chose d'effrayant. Les cheveux poivre et sel, des traits comme taillés au couteau, plusieurs cicatrices sur le visage et une stature épaisse : personne n'avait envie de se frotter à ce colosse. Et pourtant, combattant moyen, il excellait dans les arts subtils : un peu serrurier, un peu artificier, un peu infirmier, car très porté sur les poisons et les cataplasmes, il possédait en outre un petit don de magie. Pour ce dernier point, personne n'était au courant hormis les membres de l'équipe. Il n'y avait qu'une chose que les prêtres dualistes haïssaient davantage encore que la technologie d'Oracle, et c'était la sorcellerie. Mieux valait rester discret sur le sujet.

— Léo ? s'enquit Dragan, ne l'apercevant pas dans l'appartement.

Isaac répondit d'un grognement, son menton indiquant l'un des hamacs. Le seul qui soit un peu éloigné des autres et pudiquement dissimulé derrière un paravent aux motifs géométriques.

— Salut, Dragan, répondit une voix féminine de l'autre côté.

Aux bruits de tissu froissé et aux cliquetis métalliques, Dragan comprit que la jeune femme se changeait.

— Votre soirée ? demanda-t-il.

— Pas mal. Douze couronnes d'argent.


Léo apparut enfin, s'étirant comme un chat ensommeillé.

Grande et maigre, Léopoldine détestait son prénom et refusait qu'on l'appelle autrement que Léo. Habillée comme un homme d'une chemise de mauvais lin et de culottes de cuir, elle ne se séparait jamais de son arbalète de poing ni de ses stylets. C'est elle qui en avait appris l'usage à Dragan lors de leur rencontre, dix ans auparavant. Léo était sa plus vieille et meilleure amie, son bras droit le plus fiable et une voleuse avertie.

Des cheveux noirs coupés court, un visage anguleux, des pommettes saillantes : Léo n'était pas ordinaire, peu soucieuse de plaire et dotée d'un caractère bien trempé.

— Et toi ?

Dragan ôta ses bottes et attrapa, sous le regard bienveillant d'Isaac, un second beignet au miel encore brûlant. Puis, d'un geste théâtral, il lança la bourse sur la table. Le bruit qu'elle fit en s'y écrasant attira immédiatement l'attention de ses trois complices.

Alexander tapota le canapé à côté de lui. Léo vint s'y affaler, les jambes par-dessus l'accoudoir. Comme à son habitude, Isaac ne marqua pas le moindre signe d'intérêt particulier. Pourtant, il écoutait d'une oreille discrète. Aura calme, diffuse et bienveillante.

Devant les regards des deux autres et sentant qu'il n'y couperait pas, Dragan se prépara à narrer son aventure.

La Cité des Insoumis [PUBLIÉ AUX ÉDITIONS HARO]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant