Chapitre 7 : Julien trouve un mouchoir

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Julien n'a jamais été un enfant patient, et ça n'a fait qu'empirer avec l'âge. Il se souvient qu'il en venait presque à trembler de frustration quand il fallait se poser et attendre quelque chose. Il en faisait voir de toutes les couleurs à ses parents. Adulte, peu nombreux étaient ceux qui arrivaient à le supporter, et qu'il arrivait à supporter.

La seule personne avec qui il éprouvait une patience infinie, c'était Jérémy, et ça en disait long, parce que la plupart du temps eux-mêmes n'arrivaient pas à se supporter. Gamins, ils étaient toujours ensemble dans la moindre connerie, et il semblait qu'en grandissant, leurs caractères s'étaient développés pour se contraster.

Mais Julien l'attendait toujours, peu importe combien de temps. Si Jérémy avait peur de sauter de la falaise, Julien ne le poussait pas. Il lâchait quelques blagues pour le détendre, lui tendait la main en proposant de faire la bombe ensemble. Il ne l'aurait jamais fait pour quelqu'un d'autre.

Or Jérémy se fait sérieusement attendre. Depuis qu'il s'est évanoui et que Julien a dû le traîner sur la distance entre l'orée des bois et Kevin la tente (quelques bons mètres, et Julien n'aurait jamais cru que quelqu'un d'inconscient pesait aussi lourd), il n'a pas repris conscience, et ça commence à inquiéter Julien. On ne s'évanouit pas comme ça, sans raison. Et surtout, Jérémy aurait dû se réveiller, depuis le temps. Julien a envie que cela ne soit qu'une blague, au fond, que ce con cesse de jouer les Belles au Bois dormant, parce que c'est une mauvaise blague et parce que Julien est terrifié. Il sait à peine quoi faire.

Il a étendu Jérémy dans la tente, lui a enlevé sa parka couverte de neige, l'a couvert d'un drap, jusqu'à la barbe. Sa respiration est bizarre, un peu sifflante sur la fin. Alors Julien s'assoit en tailleurs près de lui, et le veille. Il a tout le temps pour étudier ses traits fatigués, sa mine pâlichonne, ses cernes presque violettes. Pour réfléchir. Pour s'en vouloir.

Tous les moments où Jérémy avait l'air épuisé alors même qu'il avait dormi toute la nuit, qu'il avait perdu l'appétit alors que tous deux ne bouffaient quasiment rien de la journée... Tout cela remonte dans la mémoire de Julien comme une vague, crie Et tu n'as pas vu qu'il était malade ?

La joie qu'il éprouvait tout à l'heure à l'idée de lui annoncer leur nouveau gain s'est tout simplement envolée, remplacée par la peur. Soudain, l'idée de la dette, de l'argent, de leurs boulots, tout cela est devenu terriblement futile. Dans sa poitrine, il ressent encore le sursaut de panique qu'il a éprouvé en voyant Jérémy tomber dans la neige. Presque sans bruit.

Julien se lève, avec dans l'idée d'aller allumer un feu pour réchauffer Jérémy, quand ce dernier cligne doucement des yeux. Aussitôt Julien se rassied.

«Jérém'.»

Des yeux bruns encore plongés dans les vapes se tournent vers lui et lancent un regard interrogateur, comme si Julien le dérangeait pendant sa sieste.

«Qu'est-ce qu'il y a ? Il sort, sa voix pâteuse et un peu rauque.

- Y a que tu m'as foutu la trouille, abruti.»

Julien ne peut s'empêcher de sourire, c'est comme si un poids s'était enlevé de ses épaules avec le réveil de Jérémy. Mais il le voit grimacer lorsqu'il prend une inspiration.

«Comment tu te sens ?

- Mal.»

Et il montre vaguement sa poitrine, sans jamais vraiment la toucher.

«J'ai du mal à respirer.

- Tu veux que j'appelle un médecin ?»

Question idiote. Non, bien sûr que Jérémy n'allait jamais vouloir 'appeler un médecin'. Cette tête de mule refuserait un médecin même à l'agonie. Julien s'en veut de lui avoir laissé le choix à peine la phrase sortie de sa bouche, alors il continue :

«Tu t'es évanoui, tout à l'heure. Si ça ne va pas mieux, alors-

- Non, ça va passer, Jérémy répond en esquissant un sourire qui se veut sincère, mais qui est en vérité juste un peu crispé. Ça va passer.»


Ça ne passe pas, et cela Julien s'en rend vite compte.

Tout l'après-midi, Jérémy ne fait que tomber dans un sommeil lourd et s'en réveiller toutes les dix minutes. Julien se dit que ce n'est pas normal, après un malaise, de dormir autant par intermittences. Mais il n'ose pas secouer Jérémy ; il a l'air de quelqu'un qui n'a pas dormi depuis trois ans.

Il tousse, aussi. Beaucoup. Julien ne l'a jamais entendu tousser comme ça. Un tonnerre dans la tente, quand il tousse. On dirait que Jérémy a chopé un mauvais truc, et ça le laisse épuisé quand il reprend enfin son souffle, à base de petites inspirations. Inspirer trop fort semble lui faire deux fois plus mal.


Lorsque Julien va chercher leur cageot de légumes dans la neige, il trouve quelque chose à demi enfoui. Un mouchoir. Il a dû tomber de la poche de Jérémy quand Julien le traînait dans la neige. Il est tacheté de rouge.

Son cœur s'arrête.

Mais il n'en parle pas à Jérémy. Il intègre l'information, et se promet de courir chez le médecin dès demain.


«Faut que tu bouffes, Jérémy. Au moins un peu, s'il te plaît.»

Le Julien d'il y a deux mois se serait sûrement repris, n'aurait certainement pas supplié JDay (et puis quoi encore ?!). Mais le Julien de mi-décembre est trop inquiet pour se rendre compte qu'il a dit 's'il te plaît'. C'est le moindre de ses problèmes.

Jérémy frissonne sous sa couverture malgré le feu que Julien a allumé devant la tente. Il ne s'est pas levé depuis que Julien l'a étendu là, et ne compte pas se lever pour manger.

«Je n'ai pas faim.»

Et il a sorti ça d'une voix éteinte, fatiguée, les yeux demi-clos cherchant le regard de son meilleur ami. Julien est désemparé, il n'est pas médecin, mais un instinct lui dit que Jérémy devrait manger quand même.

«Bon, mais tu bois un peu, d'accord ?»

Sur ça, il obtient un petit coup de tête. Jérémy veut bien. Julien retient un soupir de soulagement. Jérémy boit peu, une gorgée tout au plus, sous le regard patient de Julien. Il ne peut le quitter des yeux, comme si Jérémy était une flamme vacillante qui pourrait s'éteindre si Julien jetait un regard ailleurs que sur lui.

Il pointe le bol de soupe.

«Je la laisse près du feu, d'accord ? Si tu as faim, tu en prends.»

Jérémy a à peine acquiescé, un petit coup de menton et c'est tout, avant de fermer les yeux. Rendormi, comme ça. 

Ce n'est pas normal, chuchote la voix dans la tête de Julien. Il devrait avoir la dalle, il devrait être réveillé.

Julien s'assoit à son chevet, c'est à dire sur son propre sac de couchage, tout près de Jérémy, avec son bol de soupe chaud entre les mains. Il a lui-même un peu perdu l'appétit à cause de l'inquiétude qui le travaille. Dans son esprit, il cherche et cherche la cause de ce comportement, et tout ce qui lui vient en tête c'est rhume. S'il s'agit bel et bien d'un rhume, alors ça passera.

Mais c'est plus grave qu'un rhume. La respiration de Jérémy, même dans le sommeil, est saccadée et laborieuse, sifflante sur la fin. Ça ne présage rien de bon, et il n'est pas forcément dans le meilleur endroit pour se rétablir de quoi que ce soit dont il est malade.

Julien jette un coup d'œil en dehors de la tente, par la fente ouverte. Il a commencé à neiger, de gros flocons. Une nouvelle neige drue couvrira le paysage demain matin, et la température continuera de tomber dans la nuit. Il n'a pas forcément chaud lui-même, mais l'inquiétude l'a exténué, alors il éteint le feu, range la soupe, et se blottit dans son propre sac de couchage.

Jérémy frissonne à ses côtés. Il doit se les cailler, il n'a pas bougé depuis midi et il fait bien - 5 degrés. Alors Julien l'entoure de ses bras, et le serre contre lui, sentant ses cheveux venir lui caresser la joue. C'est tout ce qu'il peut faire, lui apporter sa propre chaleur. A son contact, le frissonnement semble se calmer un peu, et Jérémy s'apaiser.

Et dire qu'encore une semaine plus tôt, l'idée de dormir contre Jérémy le tétanisait.

La DetteWhere stories live. Discover now