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L'avion atterit à Paris à dix-huit heures. Par cette fin d'après-midi pluvieuse, la ville lumière avait pris la couleur grise des sentiments de Liana. La jeune femme ne fit rien pour empêcher la bruine glacée de couler sur sa nuque. L'eau était l'une des seules choses qui la faisait se sentir vivante. L'une des seules choses qui lui rappelait qu'il restait quelque chose d'intact au fond d'elle-même : sa détermination. Parfois, la rage si forte la submergeait entièrement. Avec le temps, Liana avait appris à refouler cette colère pour la muer en une volonté de fer. Alors que les passants courbaient la tête face aux éléments, la jeune femme se redressait de toute sa hauteur. Les gouttes fraîches s'écrasaient sur sa peau blanche, roulaient sur ses cheveux dorés, se posaient sur ses longs cils blonds recourbés. La pluie et ses larmes ne faisaient qu'un. La Seine avait la même couleur que la pierre de ses quais. Liana s'arrêta devant une haute porte sombre aux poignées dorées. Elle posa ses doigts sur le bois froid et ferma les yeux pour empêcher ses souvenirs de l'envahir. Elle avait espéré ne jamais avoir à pénétrer de nouveau dans cet immeuble. La porte s'ouvrit en grinçant. Le hall de pierre faiblement éclairé était silencieux. Rien n'avait changé en cinq ans. La loge de la concierge sur la droite était toujours ornée d'horribles rideaux en dentelle. Liana frappa trois coups secs sur le battant de bois.

- J'arrive ! cria une voix à l'intérieur.

Le bruit sourd de la radio s'éteignit et les verrous s'ouvrirent en cliquetant.

- Oui, c'est pour quoi...

La concierge fixa Liana avec de grands yeux écarquillés. En effet, la jeune femme debout devant sa porte avait bien l'air d'un fantôme. La blancheur de sa peau, accentuée par la noirceur de sa tenue, la pâleur glaciale de ses yeux, le blond clair de ses longs cheveux humides, Liana était méconnaissable. Il y a cinq ans, la concierge avait vu partir une jeune fille à peine sortie de l'adolescence aux cheveux dorés, aux yeux mouillés de larmes et au coeur en miette. Elle lui revenait changée, endurcie, adulte, mais toujours aussi détruite.

- Mademoiselle Betch... Vous êtes revenue.

- Oui. Je suis là. Il est temps pour moi de continuer ce que ma mère avait commencé. Vous avez les clés ?

- Oui... Oui, je les aie gardées.

Considérablement décontenancée par cette apparition nocturne, la femme tourna quelques instants sur elle-même avant de saisir un petit trousseau de clé. Avec un regard craintif, elle le déposa dans la main blanche que lui tendait Liana. Le changement qui s'était opéré en elle était flagrant. Il ne restait rien de la jeune fille enjouée et souriante d'il y a cinq ans.

- Merci, dit Liana.

Elle tenta de sourire mais s'y résigna vite. Comme si ses lèvres avaient à jamais renoncé à s'étirer. Sans un mot de plus, elle traversa le hall et entra dans l'immeuble. L'odeur si familière faisait tambouriner son coeur dans sa poitrine. Elle entra dans l'ascenseur. Elle avait si mal. Il fallait que ça s'arrête, à tout prix. Son appartement. Il était là, en face d'elle. Elle y avait laissé son ignorance, sa naïveté et surtout son coeur et ses sentiments. Lorsqu'elle entra, l'odeur la frappa comme un coup de poing. Ses souvenirs la submergèrent de nouveau et un sanglot s'échappa de sa poitrine. Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang avant de se laisser tomber sur le parquet sombre. Elle devait résister et rester forte plus que tout. Elle essuya ses larmes d'un geste rageur. Elle ne leur ferait pas le plaisir de s'effondrer. Sinon, ils auraient gagné. Elle s'était relevée une fois mais ne pourrait pas le faire une deuxième fois : elle n'en avait plus la force. Comme Liana le lui avait demander en partant, la concierge avait régulièrement nettoyé l'appartement abandonné. Il était exactement comme elle l'avait laissé il y a cinq ans : la table basse, les plantes grasses dans leur pot en argent, l'écran plat, la photographie en noir et blanc de Paris au-dessus de la commode en marbre. La vue panoramique sur la Seine. Comme elle avait aimé contempler Paris qui s'éveille à travers cette fenêtre. Comme en transe, elle abandonna sa valise dans l'entrée et jeta son caban au sol. Ses pas la conduisirent jusqu'à sa chambre. La bibliothèque remplie de classiques de la littérature faisait face à son lit. La tête de lit chromée et le dessus de lit prune éprouvèrent de nouveau sa volonté. Comme elle l'avait aimé... Comme elle avait été naïve aussi. Il avait été tout pour elle, son pilier, sa joie, son univers entier. L'amour peut être bien plus destructeur qu'une arme. Il oeuvre dans l'ombre, attend, ronge comme un poison. Lorsque l'on s'en aperçoit, il est trop tard : il ne reste plus rien, que des ruines fumantes d'un bonheur ephémère et la plaie acide ne cicatrise jamais. Elle l'avait découvert à ses dépens. Il l'avait trahie et s'était jouée d'elle. L'avait-il seulement aimée ? L'évocation même de son nom écorchait la bouche de Liana, poignardait son coeur, terrassait son âme encore et encore. Nathan. Trace indélébile à jamais enfouie en elle. C'était la première fois que la souffrance revenait aussi violemment. Une longue plainte s'échappa de ses lèvres. Liana se recroquevilla sur elle même, comme un animal blessé. Les larmes roulaient sans retenue sur ses joues. Un cri inhumain sortit de sa poitrine, tandis que frappait une douleur pure. Elle sanglota longuement, sans retenue. Le sommeil l'emporta sans qu'elle s'en aperçoive.

After stormWhere stories live. Discover now