Capitulum Quintum

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La façade éclairée par la lumière du soir semblait un joyau qui se reflétait à la surface des bassins et le soleil déclinant teintait peu à peu leurs flots d'or et de sang. Chaque jour, Friedrich attendait ce moment avec impatience et ne se lassait jamais de cette vision qu'il contemplait avec des yeux émerveillés. Passant devant deux piquiers du Régiment des Gardes Françaises qui, de toute évidence, insensibles à la beauté du spectacle, guettaient la relève, il entra par une double porte vitrée qu'un serviteur zélé s'empressa de refermer derrière lui. Puis il se dirigea vers le grand escalier de marbre, dont il gravit les degrés, les doigts sur la rambarde.

Une fois en haut, il fut accueilli par un autre domestique qui manifestement l'attendait. Celui-ci s'avança vers lui, s'inclinant tant et si bas qu'il manqua de perdre l'équilibre et provoquer la chute de sa belle perruque blanche : bien que surpris, Friedrich lui tendit la main afin de l'aider à se relever. De nouveau sur pieds, le valet lui annonça sur un ton révérencieux quoiqu'encore légèrement balbutiant : « Monseigneur, le Secrétaire aux Affaires Étrangères vous attend », puis en joignant le geste à la parole, lui intima de le suivre. Naturellement, le jeune homme lui emboîta le pas, et marcha à travers un dédale de couloirs, jusqu'au bureau du Ministre devant lequel le garçon s'effaça pour le laisser passer, avant de refermer derrière lui.

La pièce, loin d'être aussi fastueuse que le reste du château, était sobrement meublée et ne contenait que le strict nécessaire : une fenêtre donnait sur une petite cour et permettait à la lumière d'entrer. Au centre, une grande table croulait presque sous les feuilles de papier, les encriers et les plumes. En dehors de deux énormes armoires destinées à recueillir les liasses de documents, il n'y avait qu'un fauteuil pour les visiteurs : le Ministre lui-même préférait œuvrer sur une chaise, meilleure pour le dos et la concentration. C'était un individu maigre aux cheveux grisonnants issu de la roture, mais qui, à force de travail, avait été distingué pour ses compétences, et gravi les échelons pour accéder à la fonction de secrétaire du roi.

Lorsqu'il l'entendit entrer, celui-ci était en train de cacheter le document qu'il achevait à peine de rédiger : il leva le regard, puis, reconnaissant le jeune homme, posa ses lunettes et vint l'accueillir avec enthousiasme : « Monseigneur, je vous attendais ! » Tout en désignant le fauteuil en face de lui, Monsieur Bernardin l'enjoignit à s'asseoir, et sans lui laisser l'occasion d'ouvrir la bouche, déclara : « Vous êtes ici pour une occasion particulière, et je suis persuadé que vous brûlez de connaître la raison pour laquelle je vous ai convoqué. À moins que vous ne l'ayez déjà devinée ? ».

Il laissa la question en suspens, dans l'expectative d'une éventuelle réponse qui ne vint pas : le jeune baron le regardait, imperturbable, attendant sagement qu'il reprît le cours de son propos. Quelque peu frustré par son manque de fougue, le secrétaire s'éclaircit la gorge, avant de poursuivre : « Vous n'êtes pas sans savoir que les officiers aux Affaires Étrangères commencent à se faire vieux, et que notre regretté Maître Langlois nous a quittés le mois dernier après des années de bons et loyaux services, dit-il en se signant. Et parmi les noms cités pour reprendre sa charge, c'est le vôtre qui fut choisi.

— Mais, protesta Friedrich, surpris. Avec tout le respect que je vous dois, je ne pense pas être suffisamment âgé pour assumer une telle tâche.

— Il n'y a pas de "mais" qui tienne : sa Majesté elle-même insista pour que ce soit vous. Si ces quelques mots vous peuvent convaincre, vous possédez plus que les compétences requises, croyez-en mon jugement. Et si vous en doutez encore, songez aux mots de Monsieur Corneille, ajouta-t-il avec un clin d'œil. Ah, j'ai failli oublier ! s'exclama-t-il en lui tendant un feuillet couvert d'une fine écriture. Voici votre nomination officielle : prenez-en bien soin. »

Le jeune noble avait besoin de temps pour intégrer ce trop-plein d'informations, mais le vieil homme ne le lui laissa pas : il lui serra la main en le congratulant, avant de le raccompagner à la porte de son bureau. Là, il lui souffla : « Si je puis me permettre une suggestion, Votre Excellence, apprêtez-vous pour le six au soir, et préparez votre plus beau discours, il vous sera sans nul doute fort utile. Passez une excellente soirée ».

Friedrich resta sur le palier, interloqué, sans comprendre à quoi il devait se préparer, puis il s'assit et prit le temps de lire le document qu'il avait en main :


À Versailles, le 23 octobre de l'an mil six cent cinquante.

Moi, Écuyer Jean-François Bernardin, Conseiller-Secrétaire du Roi aux Affaires Étrangères, je certifie l'exactitude des informations suivantes :

Monsieur le Baron Friedrich, Aurelius, Albert von Amsel, né le neuf octobre de l'an de grâce mil six cent trente et un en la ville libre de Cologne, de Konrad von Amsel, Chevalier et de Brünhilde von Schaft, Comtesse de Berg, est nommé par la présente Ambassadeur de sa Majesté Louis le Quatorzième, Fils aîné de l'Église, et Roy de France et de Navarre par la grâce de Dieu, auprès du Saint-Empire Romain Germanique, avec prise de fonctions immédiate.

La signature du chevalier ainsi que son sceau figuraient en bas de la page. Il la relut plusieurs fois et malgré cela, il avait toujours du mal à y croire. Pourtant, l'évidence était là, sous ses yeux.


Lorsqu'il eut achevé sa lecture, son regard se posa sur un valet de chambre droit comme un i qui lui annonça : « Excellence, la soirée d'appartement du six novembre aura lieu de dix-neuf à vingt-deux heures dans le Salon de Diane. Je m'appelle Nicolas, mon rôle sera de vous aider à vous apprêter et je me tiendrai à votre entière disposition. Si vous voulez bien me suivre jusqu'à vos nouveaux appartements. »

Alors qu'il marchait derrière lui, l'esprit de Friedrich fut envahi de pensées contradictoires : il était heureux de se voir confier une tâche qui lui permettrait de voyager loin de la cour et ainsi de s'en échapper, à la rencontre d'autres cultures, mais cela impliquait également plus de responsabilités et par conséquent, moins de temps à consacrer à sa passion du chant. Et paradoxalement, s'il devait s'absenter plus souvent, il devrait passer davantage de temps au château à son retour, ce qui n'était en rien pour lui plaire.

De surcroît, de nouveaux appartements signifiaient qu'il devrait résider au cœur d'un environnement mondain qu'il détestait et non dans la demeure familiale à l'écart de la ville, où il avait eu malgré tout quelque liberté. Il tâcha de ravaler le soupir qu'il sentit monter et de faire bonne figure devant Nicolas qui de toute évidence était heureux pour deux, au moins ! Ainsi, bien qu'il sût très bien le faire lui-même, il se laissa pomponner tout en préparant dans sa tête les grandes lignes de son discours. 

MascaradeWhere stories live. Discover now